« Contrebandier de la littérature », Georges Perros cultiva avec panache l’art perdu de la correspondance. La publication de ses échanges avec Pierre Pachet marque un nouvel épisode d’une réjouissante saga épistolaire.
Passé par le lettrisme et la Comédie française, Georges Perros (1923-1978) publia sept volumes de son vivant, parmi lesquels les deux tomes de Papiers collés et deux livres de poèmes à l’influence profonde et féconde (les Poèmes bleus et le « roman-poème » Une Vie ordinaire). Ne supportant plus les comédiens, il mit très tôt fin à son début de carrière théâtrale et choisit de vivre « loin de Paris », à Douarnenez, Finistère. Lecteur pour le TNP de Jean Vilar puis pour la NRF de Jean Paulhan et Georges Lambrichs, il passe une grande part de ses jours à lire dans sa « turne ». S’amusant à se présenter comme un « noteur », il écrit nombre de recensions et quantité de lettres – genre littéraire dans lequel il excellait.
Sa correspondance avec Michel Butor, Lorand Gaspar, Jean Grenier, Bernard Noël, Anne et Gérard Philippe, Jean Paulhan ou Henri Thomas marque un moment fort de l’écriture épistolaire du siècle dernier. Quinze volumes publiés à ce jour. On y retrouve réflexions littéraires et détails de la vie quotidienne. Autant de petits cailloux posés en chemin, balises discrètes permettant de voir l’œuvre au travail – dans la vérité de l’établi et de la vie ordinaire. L’auteur des Papiers collés y montre l’acuité de son jugement, toute l’ampleur et la précision de son regard sur la littérature de son époque et, surtout, son incomparable « façon d’être » qui changeait « la parole des autres ». La correspondance croisée avec Pierre Pachet (1937-2016) marque un nouvel épisode de cette saga épistolaire, véritable petit « Cycle de Douarnenez » complétant d’autres récits, scènes et mythes de la vie littéraire du vingtième siècle.
Une petite légende maritime et littéraire entourait déjà Georges Perros pour que le jeune Pierre Pachet lui écrive – en respectant les codes de la lettre au grand écrivain. Il a trente ans, il a séjourné trois ans États-Unis ; il a soutenu sa thèse de doctorat. Il vit à Orléans, avec Soizick et leurs deux enfants. Il est professeur de grec ancien en lycée. Perros habite depuis dix ans à Douarnenez, avec Tania et leurs trois enfants. Comme l’indique Thierry Gillyboeuf dans sa remarquable préface, « ils sont tous deux des “seulibataires”, mais avec charge de famille ». Cette correspondance est d’ailleurs aussi, un peu, celles de leurs compagnes. Cette amitié fut aussi une amitié de couples.
Dans le monde littéraire et éditorial, Pachet et Perros ont un lieu en commun : Les Cahiers du Chemin de Georges Lambrichs, la revue et la collection éponyme publiée aux éditions Gallimard. Perros y publie ses livres, Pachet, un premier article. L’éditeur joue ici un « rôle secondaire » aussi discret qu’essentiel.
Dès les premiers échanges, le dialogue se place au cœur des choses : vivre, lire, écrire, publier. Pachet lit Perros, il l’interroge. Plus tard, il reconnaîtra avoir trouvé en lui « un pôle de [sa] vie, un modèle, un sujet de réflexion, un phare marquant la limite des terres ». Cette quête d’un père littéraire accompagne l’œuvre naissante de Pachet dont on suit l’évolution éditoriale et professionnelle. Perros joue un rôle central, d’ami, maître et confident. Le jeune écrivain lui parle très tôt de certains projets d’écriture comme celui d’Autobiographie de mon père. Il lui fait part de ses angoisses, de ses dégoûts, de ses espoirs, et partage avec lui ses lectures – lui conseillant Robert Antelme. Perros se prête au jeu – songeant sans doute à ses propres lettres de jeune poète adressées à Jean Grenier. Au cœur des années 1970, Perros, ce « contrebandier » de la littérature transmet ainsi le feu sacré, et sacrément rebelle, d’une certaine approche de la littérature.
Le téléphone supplantait les petits papiers. Télégrammes et pneumatiques tombaient peu à peu en désuétude. Pourtant, l’électricité littéraire passait encore par les lettres. L’édition, très soignée, décrit leur matérialité. Les correspondants s'interrogent eux-mêmes sur leur pratique. « Non non ce n’est qu’une lettre pour ne rien dire » écrit Pachet. « Oui il fut un temps où l’épistole, ça me connaissait. Des pages et des pages en plein cœur du discours râpeux quotidien » grommelle Perros. Pachet recopie le début d’une lettre de Kafka à Milena: « je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie vient des lettres et de la possibilité d’en écrire ». Et pourtant c’est bien là, dans ce fragile espace, que ces deux grands lecteurs critiques au tempérament ombrageux déploient leurs mots. « Les lettres que j’aime, confie Pachet, sont des espèces de poussée d’écriture comme de fièvre (ainsi sont vos lettres, envols d’oiseaux) ».
Par François Bordes