Addict Culture - Recension par Célina Weifert

 Addict Culture - Recension par Célina Weifert
10 novembre 2016

« Le Dernier Voyage de Soutine »

Couleur et Douleur, deux mots aux sonorités si proches qui pourraient jalonner la vie et l’œuvre de Chaïm Soutine. Deux mots en résonance qui accompagnent le peintre au cours de son dernier voyage, celui qui, le 6 août 1943, le mènera de la clinique de Chinon jusqu’à Paris où des médecins tenteront de le sauver de l’ulcère à l’estomac qui le fait souffrir depuis tant d’années.

Caché à bord d’un fourgon mortuaire pour échapper aux nazis, il est accompagné de la dernière femme qu’il a aimée, Ma-Be. Assailli par les hallucinations que provoquent la fièvre et les injections de morphine, il flotte parmi les limbes de ses souvenirs et les ténèbres de l’Occupation. Le fourgon chemine sur de petites routes, roule sans fin, fuyant les grands axes et leurs barrages. Ce sera « le jour le plus long de la vie de Soutine », ce jour où il roulera « jusqu’à la capitale de la douleur » et trouvera sur son chemin le mystérieux « aradis blanc », havre de paix, à moins qu’il ne s’agisse d’une prison, dirigé par un certain docteur Bog qui le soulagera de ses souffrances, mais à quel prix…

Un roman fascinant, le premier de Ralph Dutli, poète suisse de langue allemande connu pour ses traductions d’Ossip Mandelstam et la biographie qu’il lui a consacrée. Le recours à la fiction pour partir à la rencontre de Chaïm Soutine est particulièrement réussi. L’écriture chaleureuse, habitée du poète, auréole son personnage d’une belle lumière et rend palpable, intense, la force qui se dégage des toiles du peintre. Un voyage qui nous plonge au cœur de la vie de Soutine, du shtetl de son enfance en Biélorussie jusqu’à ses dernières années d’homme. Un voyage qui nous emporte également, et surtout, au cœur de la faim d’un artiste qui n’aura de cesse d’affronter le monde, de vouloir le posséder à coups de pinceau, à coups de couleur, les mains à jamais incrustées de peinture.

Chaïm Soutine est né dans le petit village de Smilovitchi. La misère y est grande et l’influence du rabbin toute-puissante. « Dans son souvenir, cela reste un lieu gris, un trou crasseux. Le ciel couvert, gris de fumée. » Les seules couleurs qui ressortent sont le rouge, le blanc et le bleu : le rouge du sang versé lors des pogroms et celui du sang des bêtes qu’on égorge pendant les fêtes rituelles ; le blanc des oies et des coqs qui auront le cou tranché ; et le bleu des coups que reçoit Chaïm. Il éprouve en effet très tôt l’envie de peindre, une envie irrépressible qui se heurte à l’interdiction absolue de représenter le monde que prône le rabbin ultra-orthodoxe : « Seule la parole crée le monde, Chaïm. Ton pinceau barbouille le monde, le mue en grimaces, en insultes à sa création. » On le bat, on l’enferme dans le noir, mais rien ne l’empêche de se procurer des crayons de couleur. Il dessine partout, sur les murs, à même le sol, dans les caves, les forêts… Il finit par partir, fuir cet endroit, rencontre à Minsk et Vilnius ceux qui deviendront les peintres Michel Kikoïne et Pinchus Krémègne et tous trois parviennent à Paris en 1913. Soutine a alors 20 ans.

C’est la période de l’École de Paris, marquée par l’effervescence créatrice. Les esprits, les sens, sont en ébullition, nourris en permanence, alors que les ventres, eux, sont bien souvent vides, surtout ceux des artistes de La Ruche où Soutine a trouvé un atelier. Il y rencontre Chagall, qu’il n’aime guère car celui-ci, dans ses tableaux, « a trimballé son shtetl jusqu’à Paris, toutes les maisons, tous les animaux, le rabbin, le chohet et le marieur, le mohel, la scierie et les marchands de chevaux ». Il y rencontre aussi Modigliani, « le séducteur du monde entier, le flambeur, l’aristocrate déguisé » qui, convaincu par son talent, deviendra son ami et le présentera au marchand de tableaux Zborowski.

Il y a également les femmes qui, amoureuses, lui seront d’un grand secours. D’abord son « ange gardien », Gerda Groth, qu’il surnomme « Garde », puis « Ma-Be », Marie-Berthe Aurenche, ex-femme de Max Ernst, une de ces muses célébrées par les surréalistes, un de ces « papillons chamarrés de Montparnasse, aux ailes bordées de folie ».

Ralph Dutli nous invite aussi à suivre Soutine hors de Paris, lors de ses séjours à Cagnes et à Céret, village des Pyrénées où il peindra, durant trois ans, pas moins de deux cent tableaux et en détruira énormément, comme horrifié par les paysages qu’il a sous les yeux :

« La terre a tremblé pour lui dans les Pyrénées. Il y plane un danger que nul ne peut nommer. Le paysage comme éboulement, léchant un air de séisme, un paysage furieux, épileptique. Elle est fine, la croûte sur laquelle nous vivons. La coulée de magma monte et presse, la lave veut sourdre. Les tableaux qu’il peint maintenant à Céret sont son décor pour le Jugement dernier. C’est un Jérémie hurlant, crachant ses couleurs dans le paysage. Traumatisme du rachis cervical. Dans le plus paisible des paysages ».

Ces épisodes biographiques, qui reflètent une période historique féconde et tourmentée, sont bien évidemment passionnants, d’autant plus que le personnage de Chaïm Soutine est un être à vif, torturé par les souffrances de la pauvreté, de l’exil, de la maladie, de la guerre et de l’antisémitisme. Ralph Dutli nous permet de l’accompagner au plus près, intimement, et certaines pages sont réellement bouleversantes.

Mais ce qui fait la véritable force de ce roman, ce qui le sort de la seule émotion, est la place accordée à la peinture. Le récit épouse en effet les distorsions des tableaux de Soutine, leurs courbes fascinantes qui vous happent, vous malmènent en vous plongeant dans le vacillement du monde. Ces 24 heures passées à bord d’un fourgon mortuaire, dans le délire de la fièvre et de la morphine, dans le tourment de la guerre, sont un condensé saisissant de ce qui grouille dans l’œuvre de Soutine. Nulle chronologie des faits mais des souvenirs, des impressions assaillant le peintre, jusqu’aux personnages de ses tableaux qui, alors qu’il est hospitalisé dans ce mystérieux « Paradis blanc », l’interpellent pour qu’il continue son œuvre, malgré la douleur. Le « Paradis blanc », ainsi que l’obsession du peintre à vouloir boire du lait additionné de poudre de bismuth pour guérir, croit-il, son ulcère, sont de belles trouvailles romanesques soulignant le pouvoir de la couleur face au blanc, affirmant sa vitalité et son exubérance qui sautent aux yeux lorsqu’on regarde un tableau de Chaïm Soutine :

« Les couleurs se frottent, se griffent, se révèrent, se maudissent, s’élèvent et s’écrasent jusqu’à livrer, balbutiantes, leur bonheur cicatriciel. »

Le blanc n’y est jamais pur, il est toujours veiné de couleurs car sinon il serait « hostile à la vie » : « La strie, c’est la révolte. »

Célina Weifert