«Malgré son Goncourt, Jacques Chessex n’a pas marqué l’inconscient collectif des Français»
Le Français Amaury Nauroy connaît bien les lettres romandes, qu’il évoque dans son bel ouvrage Rondes de nuit, tout juste ressorti en format de poche (Ed. Le Bruit du temps). Il y retrace l’aventure éditoriale marquante de H.-L. Mermod, le «Gaston Gallimard» Suisse, et relate ses rencontres avec Jacques Chessex: «Un personnage hors ligne» dont il souligne «les façons de tortue précautionneuse, la mémoire surexacte des livres et de la vie des lettres, et l’aplomb mégalomane.»
A notre demande, il évoque l’œuvre, qu’il relit presque toujours avec enchantement: «Je dis presque car mon enthousiasme flanche en rouvrant les romans qu’il a commis dans le sillage de son Goncourt – L’Ogre me barbe. Au regard des premiers beaux poèmes hantés par le suicide de son père, les récits qui leur répondent m’ont déçu: il y avait là matière à chef-d’œuvre. Ces réserves faites, je trouve extrêmement rafraîchissant tout ce qui prolonge, par touches, son «voyage au bout de l’autoportrait»: Carabas, Monsieur, Les Têtes…
Chessex possède presque en excès une qualité indispensable à tout vrai poète, le tempérament. Le sien, d’une violence et d’une sensualité rigoureuses, oscille entre le byzantinisme atrabilaire d’un Cingria et la pesée classique d’un Gide. C’est dans les petites proses, les chroniques, qu’il me paraît le meilleur. Par son sens aigu des raccourcis et sa liberté de ton. Par la nervosité de sa syntaxe. Ses livres ont-ils choqué? La Suisse, longtemps éclaireuse dans l’introspection, marchait peut-être avec un peu de retard dans certaines manières d’observer les vices, et c’est tant mieux que Chessex ait fait sauter, en pays protestant, le verrou de la pudeur.
Ses livres ont remué les Romands, mais n’ont pas porté la querelle dans un Paris bien plus divisé par Houellebecq, Ernaux ou Catherine Millet. Sa reconnaissance dans la capitale reste précaire. Même dans ses sommets, Chessex n’égale pas la grandeur de ses modèles, et ne peut prétendre au rayonnement croissant d’un Ramuz, d’un Giono ou d’un Bataille. Mais dix ans après sa mort, il reste très vivant pour moi et pour un petit nombre d’aficionados. Ce qui me fait parier sur la postérité d’une partie de son œuvre.»
Par Caroline Rieder