TSF Jazz - Le blog de Laurent Sapir - Voyage au pays des Ze-Ka

 TSF Jazz - Le blog de Laurent Sapir - Voyage au pays des Ze-Ka
05 2010

Voyage au pays des Ze-Ka

Le livre paraît en 1949 avec un titre un peu racoleur, La Condition inhumaine, mais son auteur ne connaîtra jamais la notoriété d’André Malraux. Il faut dire qu’il a vraiment mal choisi son sujet, Julius Margolin, en évoquant l’enfer des camps soviétiques alors que l’URSS est encore toute nimbée, à l’époque, de sa glorieuse participation à l’éradication de l’hydre nazie. L’ouvrage est expurgé, en outre, de certains passages, avant de tomber dans l’oubli, comme son auteur, disparu en 1971, deux ans avant Soljenitsyne et son bien plus célèbre Archipel du Goulag…

Le voilà donc enfin réédité, dans sa version intégrale et sous son titre original, ce poignant Voyage au pays des Ze-Ka (ainsi appelait-on les détenus affectés au creusement du canal Baltique-mer Blanche), qui débute en 1940, lorsque Julius Margolin, né dans une famille juive de Pinsk (Biélorussie), est arrêté pour défaut de passeport dans la partie de la Pologne occupée par les Soviétiques. Résultat : cinq ans d’esclavage dans la Russie polaire au nom d’une « gestion de l’espace » typiquement stalinienne qui vise à débarrasser certains lieux de populations indésirables ( et pas seulement en Pologne), tout en utilisant ces mêmes populations pour coloniser et mettre en valeur les vastes régions inhospitalières du Nord et de l’Est… Le système est d’une barbarie inouïe : les prisonniers se voient imposer des normes de travail d’autant plus absurdes qu’elles sont imposées à des hommes affamés… Même les plus stakhanovistes finissent par flancher, malgré le secours de telle ou telle « section sanitaire »… Parfois, les âmes meurent avant les corps à travers un processus de déshumanisation dont Julius Margolin, parce que c’est d’abord un intellectuel, cerne au plus près les méandres.

Quelques notations, en même temps, sans doute parce qu’elles sont assises sur une puissance d’écriture hors du commun, peuvent troubler le lecteur. On n’est pas, ici, dans le ton neutre et dépassionné, et donc forcément universel, d’un Primo Lévi. Âpre et caustique, la plume de Julius Margolin tente, au moins à deux reprises, la comparaison entre les camps soviétiques et les camps nazis : « dans les camps allemands, écrit Margolin, on tuait la fille sous les yeux de sa mère, et la mère s’éloignait en souriant d’un sourire hébété, un sourire de folle… Dites-leur (aux hommes du Goulag) : Staline, humanité, socialisme, démocratie ; ils sourient comme cette mère sous les yeux de laquelle on fusilla la fille »… Le trait est moins saillant, en revanche, quand l’auteur suggère que le sort d’un Juif belge ou hollandais mourant dans une chambre à gaz d’Auschwitz dès le premier jour de son arrivée était peut-être préférable à la lente agonie, par la faim et le travail, d’un Juif au pays du Goulag… Même sentiment de malaise lorsque l’esclavage des Noirs aux États-Unis est vu comme un moindre mal par rapport aux camps soviétiques, ou lorsque l’engagement sioniste de Julius Margolin, conjugué à un européocentrisme effréné, l’amène étrangement à se définir comme un « Occidental » par rapport aux hordes orientales qui, à ses yeux, semblent résumer le tempérament russe…

Au pays des Ze-Ka, pourtant, ce sont bien des spécimens parfaitement « soviétiques » qui déchirent le plus le cœur : Aliocha, ce jeune fou qui croit qu’on va le laisser sans problème sortir du camp pour rejoindre ses deux sœurs avec lesquelles il vivait lorsqu’il était libre ; Ivan Alexandrovitch Kouznetsov, ce professeur de littérature russe qui, « de sa cuiller, caressait la surface du breuvage, laissait retomber de petits morceaux, remplissait la cuiller et en renversait la moitié afin de ne pas manger trop vite et de ne pas se retrouver trop rapidement dans cet état de faim désespérée que nous connaissions tous entre les repas » ; ou encore ce docteur qui apprend l’anglais en lisant Elmer Gantry, cet Ukrainien qui connaît Homère par cœur, ce Komsomol qui pleure de honte et de rage parce qu’on le force à travailler un 1er mai… C’est dans ces portraits de groupe, plus que dans certaines réflexions personnelles de l’auteur, que l’ouvrage confine au dantesque, et que l’univers concentrationnaire soviétique apparaît dans toute sa monstruosité.

Coup de projecteur, sur TSFJAZZ, ce jeudi 9 décembre (8h30, 11h30, 16h30), avec l’universitaire Luba Jurgenson, qui a supervisé l’ouvrage.

                                                                                                             Laurent Sapir