Revue des études slaves - n°LXXXII/2 - Histoire d'une intelligence

 Revue des études slaves - n°LXXXII/2 - Histoire d'une intelligence
01 octobre 2011

Histoire d'une intelligence

Tous les Polonais cultivés et les spécialistes de culture polonaise connaissent l'œuvre inspirante du critique Stanislaw Brzozowski (né en 1878, en Pologne alors russe – 1911), qui, une fois installé en Galicie alors austro-hongroise puis à Florence, devint à la fois romancier et inventeur d'une critique littéraire « philosophique » (p. 151). Hors de Pologne, il est pratiquement inconnu : la traduction efficace de son Journal, munie d'une introduction élégante, d'un texte critique de Marta Wyka figurant en guise de postface, de notes abondantes, d'un index des personnes (presque entièrement peuplé d'écrivains) sera donc, en plus d'une précieuse contribution à l'histoire intellectuelle européenne d'Ouest en Est du début du XXe siècle, une révélation.

Le nom de Brzozowski est entaché dans la vie littéraire polonaise par deux scandales. L'introduction rapporte en détails comment, encore étudiant, il détourna pour soigner son père malade l'argent d'une association d'étudiants puis, accusé d'activités subversives, passa aux aveux ; mais la double publication de son nom, d'abord dans une liste d'indicateurs (ce qui était vrai), puis comme « provocateur » (ce qui était faux) livra son nom en pâture à une opinion polonaise chatouilleuse en matière de patriotisme. Brzozowski obtint la convocation d'un tribunal d'honneur, qui traîna en longueur puis fut suspendu – la mort prématurée de l'accusé, à trente-trois ans, en éteignit la cause. Mais l'auteur resta marqué par le soupçon de la dénonciation.

Son court journal de la fin de sa vie est d'abord un document sur le foisonnant mouvement intellectuel à l'époque de la Jeune Pologne, car il reflète ses inclinations intellectuelles, où se mêlent rationalisme darwinien, positivisme et marxisme humaniste, mais aussi nietzschéisme vitaliste, bergsonisme, sorelisme et renouveau catholique (Brzozowski afficha son adhésion sinon à l'Église du moins à l'apport culturel du christianisme), cet éclectisme même constituant l'un des aspects d'un « modernisme » qui se cherche en risquant des synthèses parfois lourdes de contradictions. En marge de la société dont il provient, Brzozowski est pour ainsi dire forcé à la lucidité, et son journal ressemble un peu, en bien moins volumineux, au Journal littéraire de Paul Léautaud.

Car aux côtés de notations plutôt discrètes sur sa vie privée, Brzozowski consigne dans son journal l'impact des lectures en cours, principalement l'actualité de la littérature polonaise, dont certains esprits (notamment lrzykowski) le stimulèrent, mais qui le déçut souvent, l'émulation constante de la production russe, mais avant tout la découverte des auteurs anglais, classiques ou contemporains – Blake, Browning, Carlyle, Coleridge, Shelley et surtout Meredith et Newman. Une remarque sur le rapport à la fin de siècle française au détour d'une réflexion sur la mystique anglaise, Brzozowski cite René Martineau – référence non explicitée par l'annotateur – dont l'activité fut décisive dans la diffusion européenne du renouveau catholique, comme celle, notamment, mais pas exclusivement, de Léon Bloy. Cette rare incursion dans l'actualité intellectuelle française ouvre une porte vers un réseau d'« intelligence » – Ernest Hello surtout, mais aussi Jacques Maritain ou simplement Paul Claudel – dont Brzozowski fut proche, probablement sans le savoir. En ouvrant des perspectives immenses, ces lectures adoucissent les affres où l'auteur se sent jeté par la contradiction entre l'ambition de sa génération impatiente et la formation étriquée qu'il a reçue dans la Pologne d'avant la Première Guerre mondiale ; de plus, le journal est un exemple de la fécondité du commerce régulier avec une culture qui demeure « autre », et donc, parce que jamais complètement assimilable, toujours l'objet d'une analyse sincère et inquiète : chaque écrivain, par l'opacité de son « étrangeté », renouvelle la joie de l'émulation intellectuelle. Notons au passage que le culte de la littérature anglaise se nourrit de la croyance, peut-être caractéristique du début du XXe siècle, en la cohérence des cultures nationales telles qu'elles sont formulées par leurs grands auteurs, et en la possibilité d'en mettre en balance les mérites (voir Shakespeare préféré à Tolstoï, p. 163).

Mais il y a plus le Journal (Pamietnik, « notes pour mémoire », ainsi qu'il est précisé dans le texte de M. Wyka – le titre français Histoire d'une intelligence est un ajout du traducteur, qui a repris le titre d'un essai jamais écrit de Brzozowski, par lequel il voulait clore le recueil de ses textes philosophiques), dans sa subjectivité essentielle, reflète l'entrelacs existant entre deux sphères de « l'esprit », d'une part, donc, la vie de l'intelligence avec les livres, mais aussi la quête spirituelle en général. Elle inclut une lutte contre l'afféterie et l'imitation scrupuleuse – la « philosophie de la manchette, du col et de la dissertation bien propres » (p. 143) – qui paralysent la vie intellectuelle polonaise, et l'acuité que donne la conscience inquiète d'un esprit religieux plongé dans « le monde occidental, violent et américanisé ». Elle repose sur la culture d'une appétence au savoir, à l'intellection et – antidote, sans doute, à la blessure de la calomnie – une quête de probité, de tenue morale, où l'égotisme mène à la compréhension d'autrui (l'écriture de Newman est à cet égard un modèle) et qui se confond avec la recherche d'un christianisme lucide.

En tenant le compte à la fois de ses affres existentielles et de ses aventures intellectuelles, le journal apporte enfin et surtout le témoignage de la résilience de la pensée, stimulée en dépit ou peut-être à cause de l'épreuve. Chez Brzozowski, le genre diarique s'affirme comme l'espace à la fois d'un prolongement de l'activité critique et de l'expérimentation de ce qu'il appelle l'intelligence, mais qui se mêle souvent à ce qui, plus simplement, est la conscience. Les livres, que l'auteur commente souvent en critique dans d'autres textes, sont ici pour lui matière à une spéculation sur le processus d'assimilation du texte d'autrui, et deviennent les prétextes à une histoire au jour le jour de son propre esprit. La lecture est ainsi l'occasion d'une exploration de l'intimité de la vie mentale, une sorte de pierre de touche que les livres font constamment peser sur un esprit forcé à prendre toujours de nouveau conscience de soi-même. L'absence de destinataire envisagé, distinctive du journal, permet une subtilité presque infinie des notations de l'adhésion du sujet avec son propre raisonnement, comme une sorte d'entreprise de doute cartésien mené non pas sur le terrain de l'ontologie mais de la pensée, ou plutôt de l'activité mentale : « Le processus de la pensée ne s'opère en moi qu'incognito, et pendant toute sa durée il me paraît suspect. Pas un instant de bonne conscience intellectuelle, car on m'a inculqué-je pourrais dire, je crois, on nous a inculqué une connaissance culturelle de soi telle, que ce qui est précisément un travail essentiel nous parait une vaine tentative de se mentir. » La confrontation avec les livres est ici décisive : cette transformation de la note de lecture en révélateur de l'intimité de la pensée révèle dans le genre littéraire du journal, au-delà du détail biographique et même de l'introspection, une dimension nouménale, qui participe donc à plein à la découverte bouleversante, durant cette « fin de siècle », du monologue intérieur et du flux de conscience. Quotidiennement cultivé, le journal est « recherche » (dans un sens proustien fort) du moment où sincérité et lucidité se conjuguent pour saisir le mouvement fragile, simple et profond de l'esprit vivant et permettre, comme le dit l'auteur, de « vivre dans ses propres pensées ».

                                                                                                Xavier Galmiche