Rehauts - n°26 - Jean-Luc Sarré, Autoportrait au père absent

 Rehauts - n°26 - Jean-Luc Sarré, Autoportrait au père absent
23 septembre 2010

Jean-Luc Sarré, Autoportrait au père absent


Un matin, tôt. La ville, Marseille en l'occurrence, s'éveille – une fauvette chante, la benne des éboueurs approche. Cette journée sera-t-elle inhabitable à force d'ennui (trop de journées s'écoulent ainsi privées d'elles-mêmes) ou bien l'ennui, doublé d'inquiétude, saura-t-il devenir attente, ouverture, accueil des plus petites choses de la quotidienneté ? Sorti ce matin-là pour braconner, l'auteur arpente rues et parcs, l'œil aux aguets. En traversant la pelouse […] / tu as surgi à mes côtés / pour m'emboîter le pas.

Ainsi commence le livre.

Durant trois longues séquences fils et père vont ainsi déambuler côte à côte, ou plutôt errer (cette histoire dont, depuis le début, / l'errance semble tirer les ficelles). Père présent, donc ? À voir.

Certes on le croirait là, Levantin vêtu d'une veste de lin blanc ; on l'entend enseigner à son fils l'art de nouer une cravate ; on partage quelques moments de leur complicité ; on entre dans la chambre mortuaire du père ; mais tout cela est fragmentaire, lacunaire.

La figure du père a tendance à se dissoudre (Mais où es-tu encore passé ? / Reste au moins à portée de voix !), les repères temporels se brouillent (C'était il y a… je ne sais plus), rien ne prouve l'exactitude des souvenirs (je m'égare peut-être), l'attention au passé se relâche au profit du présent (j'ai perdu mon père / dans les vitres de la pharmacie), le fil se perd (Je ne sais plus où j'en étais).

Et puis cette errance à deux au cours de laquelle se recrée une complicité fusionnelle (Il est midi, qui va vers l'autre ? ou encore : aujourd'hui, près du banc, dans cette rue / où mon ombre est aussi la tienne) est aussi une confusion, elle n'est objectivement, on le sait bien, qu'une errance de soi avec soi : Marcher ainsi côte à côte, c'est aller avec soi et soi.

Tout compte fait, oui, le livre porte bien son titre, père absent.

L'auteur reconnaît sa part de responsabilité dans la fragilité de cette reconstruction : Lassé sans doute par mon humeur […] / il m'avait faussé compagnie / et tout à mes fulminations / je ne l'avais pas vu déserter / cette histoire, ou plus loin : je suis le seul responsable / de son absence à mes côtés. / Ne l'ai-je pas d'une certaine manière / avec mes aveux congédié ?

En fait J.L. Sarré est très circonspect à l'égard de la remémoration. Depuis toujours et aujourd'hui encore, dit-il, il étouffe (ne cesser de l'écrire c'est vivre / sous assistance respiratoire) ; seul remède pour ne pas étouffer : respirer (Quittons les lieux […] vite, un peu d'air ! s'écrie-t-il alors qu'il vient de se remémorer l'ambiance confinée du bureau d'affaires où exerçait son père, avec ses dactylos permanentées et son comptable au teint rubicond) ; seule façon de respirer : voir (j'aime voir […] / Sans doute pourrais-je abjurer la poésie / si ce n'était là abjurer le regard, ou ceci, qu'on pourrait croire un alexandrin racinien : Rends-moi au moins la vue afin que je respire !) ; mais voir ici, maintenant.

Or se souvenir, c'est ne plus être ici, maintenant. Voyant des digitales sur le trottoir d'en face, il se souvient (Il y a de cela cinquante-cinq ans au moins) en avoir coupé un épi malgré les mises en garde qui lui avaient été faites, et brutalement le gouffre du passé engloutit le présent, résultat : je marche sans rien voir, la mémoire est une taie. Qu'on ne s'y méprenne pas, cette circonspection à l'égard de la mémorisation (j'accroche sur l'évidence / et me méfie des souvenirs / « comme d'une montre arrêtée ») n'empêche nullement J.L. Sarré de perpétuer, en son for intérieur, la présence rayonnante du père (dois-je pour autant l'oublier ? dit-il, peu après avoir balayé en quelques vers le prétendu inévitable complexe d'Œdipe inventé par qui on sait : C'était il y a un demi-siècle, / les portes claquaient au nez d'Œdipe, / ni toi ni moi n'en savions rien ; je peux aujourd'hui les entendre / et m'en réjouir, ayant acquis / l'art d'accomoder les mythes / en les saupoudrant de rumeurs, / en les roulant dans la farine – on croirait entendre Michel Onfray…).

Cinquante pages plus loin, fatigué de déambuler, on va pouvoir rentrer, s'arrêter comme on corne une page. Les mots consacrés à la figure du père, eux aussi, sont maintenant fatigués de cette incursion dans le passé faite, un peu malgré soi, à l'occasion d'une incursion dans le présent ; ils sont devenus aveugles, ils sont soucieux de regagner un lieu / où pourtant rien ne les attend / qu'[…] une vieille photo pincée / entre la baguette et la vitre, la photo – un chromo – du père, qui n'attend qu'une chose, l'occasion à nouveau de sortir de son cadre.

Deux hommes, le même quand cette rue
roule bord sur bord passé présent,
et c'est en prose qu'il avance
même si ses pas semblent comptés
laissant derrière lui son poème.
Une poésie à la ramasse,
obstinément irrésolue
qui n'aurait jamais existé
sans les images d'autrefois.
L'immédiat se dérobait, voir,
l'unique souci qui vaille, avait
maille à partir avec le temps.

On aura peut-être noté, au vu des citations extraites des trois séquences occupant la première partie du livre (la seconde partie est constituée de poèmes brefs et compacts écrits en alexandrins) qu'il s'agit d'octosyllabes écrits à la ramasse. Clin d'œil-hommage, semble-t-il, à un de ceux qui furent, pour J.L. Sarré, déterminants dans son choix de l'écriture, Georges Perros et son autobiographie Une vie ordinaire, « roman poème » écrit en octosyllabes (le respect de ce mètre obligeant parfois Sarré à des coupes peu orthodoxes : Je clopine, un pied sur le trot- / toir l'autre dans le caniveau ; / j'avance comme j'ai vécu ou presque, / car aucun angle dans cette allure, / plutôt de l'irrésolution) ; Georges Perros dont Jean-Luc Sarré cite, en exergue de Rurales, urbaines et autres, ces mots qui pourraient être les siens : « Prendre l'air était son métier ».

[Est paru, en même temps qu'Autoportrait au père absent, un volume regroupant les Carnets écrits par Jean-Luc Sarré entre 1990 et 2005, Comme si rien ne pressait, La Dogana, 2010.]

                                                                                             Jean-Pierre Chevais