Rehauts - n°25 - Ralph Dutli, Novalis au vignoble et autres poèmes

 Rehauts - n°25 - Ralph Dutli, Novalis au vignoble et autres poèmes
20 mars 2010

Ralph Dutli, Novalis au vignoble et autres poèmes

L’eau (ce qui murmure, ce qui chante, parfois avec force dans les chutes) s’infiltre partout, dans la terre, dans les roches. Dans des grottes, en Dordogne, en Ariège, ailleurs, depuis des siècles et des siècles des gouttes résonnent dans une nuit peut-être semblable à la pulpe d’un raisin. L’eau peut devenir fleuve (le Neckar par exemple), ou bien lac, étang, mare. Mais ce n’est jamais que la surface visible d’un mouvement, d’une pulsion qui, à partir d’une source, irrigue. L’eau, donc, s’infiltre. Ou bien la lumière, à partir d’une autre source qui est peut-être aussi pulsion : il y a une déchirure dans l’apparence / d’où la lumière jaillit telle une lance / il y a une fissure une fissure dans tout / où la lumière déborde et bout.
Les verbes déborder et bouillir que l’on verrait plutôt associés à l’élément liquide s’appliquent ici à la lumière comme si elle même était un élément. Cela ne doit pas nous étonner outre mesure. Le monde, dans sa matière même, est métamorphose. Et le sel en est peut être le symbole, qu’on pourrait presque dire alchimique. Le sel est la petite monnaie de l’éternité, dit le titre d’un poème : le sel ne se corrompt pas il reste / ce qu’il est / (...) / le sel écrit / depuis des millions d’années / son journal savoureux / le sel fait écrire / dans le sel le temps est clairement audible / sa saveur et sa durée / mon encre blanche !
Ainsi, la poésie de Ralph Dutli est peut-être d’abord la décantation d’un bouillonnement où des bulles bien réelles et d’autres imaginaires se télescopent et s’agglutinent : un dix sept juillet et Noël, des enfants et Charles d’Orléans avec 25 années de détention ancrées / dans les os dans l’oreille le tintement / d’une cloche anglaise dans la main / la cendre des étoiles. Que cela puisse être quelque peu énigmatique ne doit pas nous repousser ou nous faire peur. Dans son énigme, le poème nous parle encore et toujours de nous-mêmes, de nos manques et de nos impossibilités, de nos connaissances et de nos méconnaissances ; de nos illuminations soudaines ou de nos élans issus d’une source que nous ne contrôlons pas. Les comparaisons, les métaphores sont peut-être les bonds de joie d’une compréhension en dehors de tout raisonnement. Et dans le paysage les légions romaines d’hier se sont métamorphosées en vignes sur des collines allemandes : chaque romain est devenu pied de vigne / sinon ou seraient ils passés ceux / qui crapahutaient ici à flanc de collines / un Ovide d’Edenkoben / dans ses métamorphoses de la taille d’un raisin / les a changés en pieds de vigne les laissant là / pour que le ciel bleu et rugueux / les dévore des yeux ! ; un peu, sans doute, comme chez Mandelstam : « J’ai dit : la vigne est pareille à une bataille d’autrefois / où des cavaliers crépus s’affrontent en ordre bouclé. » (Ralph Dutli a écrit une biographie de Mandelstam qui paraîtra aux éditions Le Bruit du temps en 2011 ; il a aussi traduit ses œuvres complètes, du russe en allemand, aux éditions Amman à Zurich.)
Le passé irrigue le présent. La poésie passée irrigue la poésie présente. Mais sans que cela soit forcément visible, ou affirmé. Aucun poème ne montre du doigt un autre poème, c’est impoli ! Cependant, de drôles d’échos peuvent mettre sur la piste et l’on peut se retrouver comme un chien au ras du texte, qui renifle les traces. Par exemple dans Encre d’automne où Ralph Dutli soudain se demande : Babel, Isaac, mais qui vous a ouvert la porte ? / je sursautais dans mon demi-sommeil / parmi le massacre des sureaux. Dans son demi-sommeil, Ralph Dutli s’est-il souvenu d’un poème de Johannes Bobrowski qui s’intitulait Sureaux en fleur ? : « Voici venir / Babel, Isaac. Il dit : pendant le pogrome, / (... ) / Hommes vos paroles : oubli / Voici venir les jeunes gens, / leurs rires, buissons de sureaux. / Hommes, le sureau, il pourrait / mourir / de votre oubli ».
Comment ne pas voir, alors, que dans la poésie de Dutli les références au passé ou à des poètes disparus sont une lutte contre l’oubli ? voir inscrite à la craie ta dette immense / face à cette mer toujours tracassée / ce qui réveille à jamais sera vrai. Savoir que Ralph Dutli a traduit Bobrowski en français (en collaboration avec Antoine Jaccottet), bien sûr que cela peut mettre un peu sur la voie, et d’avoir ce livre dans sa bibliothèque (il était publié aux éditions de l’Alphée), et d’en relire la préface. Mais pour qui n’aurait jamais lu Bobrowski, est ce que cela empêcherait le poème de Dutli (Encre d’automne) d’être un vrai poème, serait ce dans son énigme ? Bien sûr que non ! Il faut d’abord savourer les poèmes de Novalis au vignoble sans jouer au détective, et ne pas regarder cette anthologie comme un jeu de piste pour Indiens en mal de victoires. Ce serait se tromper et ne pas voir que les poèmes de Dutli sont aussi des poèmes de circonstance, d’où la part autobiographique n’est pas absente. On ne peut pas avoir tout lu, ni se souvenir de tout ce qu’on a pu lire. Accepter son ignorance est le premier chemin vers la découverte. Les références et les échos, chez Dutli, ne sont pas l’affichage d’une culture qui existerait indépendamment de sa vie ; ce n’est pas l’affichage d’un savoir. La poésie n’est pas un savoir, la poésie est vignoble même / l’arsenal des voix de toutes ces vignes / solos et chœurs / des rangées entières / chante, chante mon sang : mon sens ! / Déjà entendu parler de l’éducation / des vignes ? Difficiles à éduquer comme la poésie / où va t elle ? loin ? Ô éternel / et entêté sarment / merci !

Elle peut, la poésie, prêter sa voix ; et celle de Dutli la prête à Verlaine dans deux très beaux poèmes qui ne sont pas sans violence : ô vermouth ô vers / ils me graissent les articulations / pour les prochaines montagnes russes lia kalachnikov rose religieuse / de ma langue se défait de sa paralysie / la fée verte me scanne / les côtes roses framboise / me crache sur les yeux fainéants / je les ferme avec mon meilleur juron. Elle peut, la poésie de Dutli, se souvenir de Marina Tsvetaïeva, dialoguer avec Novalis ou Pétrarque ; elle peut se souvenir des os / enfouis dans la glace sibérienne ; elle peut passer par le cimetière Montparnasse, par le Japon, ou bien aller Chez les Étrusques. Mais si la poésie, et celle de Dutli, se joue du temps et des frontières, ce n’est pas en dehors de tout, ou d’une façon arbitraire. C’est le choc du présent (autobiographique) qui toujours fait surgir passé et souvenirs, mémoire et histoire. C’est dans cette instabilité fondamentale du présent que le poète peut adresser une prière à saint Boris pour qu’il protège son fils, conscient de notre fragilité et de notre petitesse dans le cosmos… nous voilà sous / le microscope des étoiles / qui nous piquent de leurs pincettes jubilantes.

Mais s’en tenir là, quant à cette poésie, ce serait passer sous silence l’une de ses caractéristiques essentielles : le goût pour les mots, leur saveur sur la langue (comme du sel) ; cette attention pour leur jeu au niveau de la glotte, jusqu’à la jubilation. Il suffit, dans cette édition bilingue, de regarder quelques vers en allemand, même sans en comprendre le sens, pour s’en apercevoir. Et dans la traduction française les occurrences sont plutôt nombreuses : 1) talonnant le dieu coyote phonétique / hoquet de l’horizon / dans les herbages sonores ; 2) dans une jungle minuscule de sons / perdu / ô délice au bout de la langue ; 3) graissé le bec ! fais claquer ta langue ! 4) comme seule la poésie / huile de longues journées / d’articulations amoureuses / quand les sons sont des pensées / mais : chut ! 5) ma langue aussi sera perçue tôt ou tard / comme une noyée ô mon vignoble / je la quitte volontiers / je laisse les archéologues de la glotte / la déterrer. L’avant dernier poème, conjuration d’amour, est une sorte d’apothéose dans ce goût pour les mots et leurs sonorités. Ralph Dutli, comme Mandelstam, visiblement, « travaille à la voix », à l’oreille. Dans cette anthologie qui puise dans trois recueils différents, cet avant dernier poème est là pour éclairer d’une façon peut-être un peu plus forte, ou évidente, ce côté non négligeable de la poésie de Dutli ; peut-être parce que c’est le côté qui se perd le plus dans la traduction, même si celle-ci peut parfois en témoigner : babine lumineuse lèvre lape lumière. Il était donc judicieux, non seulement de prendre ce poème dans l’anthologie, mais de le mettre juste à la fin, comme une piqûre de rappel.
La poésie du passé s’infiltre dans la poésie du présent, et ce sont des gouttes de lumière qui tombent et qui résonnent dans notre nuit. Cela est sensible chez Ralph Dutli. Je suis, pour ma part, toujours touché lorsqu’un poète fait place à d’autres poètes dans sa propre poésie. Je lui sais gré de ce militantisme (on peut l’appeler ainsi) ; je lui sais gré de cette solidarité. ô éternel / et entêté sarment / merci !
Le monde tel qu’il est et tel qu’il va n’est pas poésie, c’est le moins qu’on puisse dire ! Et Dutli ne manque pas d’humour : la bourse est lâche dit Pétrarque et il l’abolit. La poésie ne peut sans doute naître que dans la déchirure de l’apparence ; elle ne peut jaillir que dans les fissures, dans cette fissure qu’il y a dans tout. Mais il faut d’abord une écoute pour en entendre la pulsion, avant de suivre cette pulsion dans son rythme. Ralph Dutli écoute.
Le sel, cependant, le sel... C’est Paracelse (1493 1541) qui a introduit le sel comme troisième principe alchimique. L’œuvre alchimique consiste, d’une part fixer le volatil, d’autre part volatiliser le fixe. Paracelse a défini le sel de mer comme un mélange des qualités de l’humide et du sec, du fixe et du volatil. Dans La Récolte de la rosée, la tradition alchimique dans la littérature, Robert Marteau rapporte ces propos de Marc Chagall : « Je fais ma petite chimie, en espérant que l’alchimie se produise. » Que Ralph Dutli intitule son dernier recueil Sel ô sel (2007) me semble donc plutôt significatif. Si jamais l’on peut dire de la voix qu’elle est d’essence volatile (sonore), alors la poésie a peut-être pour but de fixer la voix. Dans ce cas, la poésie est alchimie. Et c’est dire tout ce qu’elle peut contenir, en particulier chez Ralph Dutli, de spirituel. Mon oreille a besoin désormais / de cette promesse d’écoulement / simple contre l’agglutination grumeleuse / des pensées / mon spirituel Morton salt 1911 / aide à la fluidité…

                                                                                                                Jacques Lèbre