Rehauts - n°24 - Le Timbre égyptien, Ossip Mandelstam

 Rehauts - n°24 - Le Timbre égyptien, Ossip Mandelstam
23 septembre 2009

Le Timbre égyptien, Ossip Mandelstam

Est-ce parce que le présent était instable et sans abri que Mandelstam eut recours à Gogol via Dostoïevski pour écrire Le Timbre égyptien, c'est-à-dire à la tradition comme nous le signale Ralph Dutli (le préfacier) et comme nous l'explique plus en détail Clarence Brown (le postfacier) ? Quoi qu'il en soit, cette trame empruntée à la tradition s'avère déchirée, pratiquement en lambeaux comme si la tradition telle quelle était inutilisable dans et pour les temps présents. Le décor temporel du Timbre égyptien est l'année 1917 : Des mencheviks partisants de la défense nationale vont de maison en maison, organisant le service de nuit sous les portes cochères. La vie est terrible et belle ! La tradition, pour tout dire, est complètement cassée. C'était sans aucun doute la façon de Mandelstam d'épouser son temps, tout au moins d'essayer de l'épouser comme nous pouvons aussi le voir dans Été froid et autres textes (Actes Sud). Le drame de son destin que nous connaissons n'en est que plus terrible encore : Un temps viendra, Parnok, où après un affreux esclandre on te mettra ignomignieusement à la porte, on te prendra par le bras et de la Salle Symphonique, de la Société des Amis et des Amateurs du Dernier Cri, du Cercle intime de la Cigale, du Salon de Mme Pérépletnik, qui sait d'où encore, tu seras chassé, diffamé, déshonoré…

Il est vrai que Mandelstam n'avait pas de prédilection particulière pour le passé historique ou même personnel (à ne pas confondre avec le passé culturel : Vous, dépôts de bois, noires bibliothèques de la ville – nous lirons encore…), il l'exprimait dans Le Bruit du temps (1925) : Si cela ne dépendait que de moi, je ne ferais que grimace au souvenir du passé… Je le répète, ma mémoire n'est non pas d'amour, mais d'hostilité, et elle travaille non à reproduire, mais à écarter le passé. C'est que le passé personnel de Mandelstam, l'enfnace, fut déjà un vrai règne d'instabilité puisque « la famille a changé dix-sept fois d'appartement à Saint-Pétersbourg » comme nous le rappelle Ralph Dutli. La force centrifuge du temps a éparpillé nos chaises en bois courbé, et les assiettes hollandaises à fleurs bleues. Il n'en est rien resté… Mais comment m'arracher à vous, chère Égypte des objets ? Évidente éternité de la salle à manger, de la chambre à coucher, du bureau. Comment me faire pardonner ma faute ? Cette faute, les conditions matérielles de Mandelstam n'ayant jamais été mirobolantes, c'est peut-être de n'avoir pas pu garder ou sauver tous ces objets. Ce sentiment de culpabilité, étrangement, nous le retrouvons plus loin : Les lacets se dénouèrent et je fus saisi d'un sentiment de désordre et de grave culpabilité… Il m'était impossible de rien retirer ou réparer : tout se déroulait en sens inverse comme cela arrive toujours dans le rêve. Et peut-être bien dans la réalité. Ce sentiment de culpabilité envers les objets, et à cause de lacets défaits (et là c'est tout de même assez allégorique), je me demande (je peux me tromper) s'il ne faudrait pas y voir, d'une façon plus profonde, comme un sentiment de culpabilité envers la Révolution : à laquelle on voudrait bien adhérer alors qu'on ne le peut pas complètement à cause des tournants et des tournures qu'elle prend. Je ne suis pas loin de penser que cette culpabilité-là existait terriblement chez Mandelstam, et que Le Timbre égyptien en exprime aussi le trouble profond.

On pourrait presque voir cette prose comme un feu d'artifice avec le lancement successif et alternatif des différentes fusées : celles aux couleurs acides du présent, celles aux couleurs d'un passé qui peuvent alors illusoirement paraître plus douces. Mais dans un feu d'artifice toutes les fusées retombent et la féérie ne dure pas. C'était déjà, sans doute, une prémonition de Mandelstam quant à la Révolution et quant à son propre destin. À la dernière page le capitaine Krzyzanowski prend le train pour Moscou où il descendra au Select Hotel. Ce n'est pas n'importe quelle adresse comme nous le rappelle Ralph Dutli : « ce sera dès 1918 le siège de la police secrète, la Tchéka, avant le tristement célèbre Loubianka ».

Le Timbre égyptien peut se voir aussi comme un collage, et peut-être bien, presque, comme un tout premier cut-up trente ans avant les premiers de Bryon Gysin : Je ne crains ni le manque de suite ni les coupures. Semblables à un martinet, mes longs ciseaux coupent le papier. Je colle des becquets en frange. Un manuscrit est toujours une tempête ; c'est tourmenté, ravagé à coups de bec… Je ne crains ni les rapiéçages ni le jaune de la gomme. Je couturaille, je fais le fainéant. Dans une lettre du 25 juin 1928 Mandelstam précisait que Le Timbre égyptien était constitué de fragments.

Mais ce sont dans des passages tels que celui-ci que se fait sentir le mieux et le plus violemment la situation de l'été 1917. Parnok, qui n'est autre qu'un alter ego de Mandelstam, voit passer une foule qui se prépare à un lynchage : Qu'un seul, par la plus timide exclamation, vint en aide au possesseur du col malchanceux, qui était évalué plus cher que la zibeline ou la martre, et il se trouverait dans de beaux draps, serait lui-même déclaré suspect, hors la loi, serait happé dans le carré vide. Le tonnelier-cercleur, la Peur, était l'artisan de ce défilé. Parnok tente quand même quelque chose, au moins essayer de téléphoner à la police. Il rentre dans une boutique de miroirs, le boutiquier lui ferme la porte au nez. Il rencontre le capitaine Krzyzanowski mais celui-ci préfère disparaître dans un café. Le feu d'artifice du Timbre égyptien est aussi une sorte de cauchemar où un être solitaire ne peut pas grand-chose sur les événements. Parnok courait, battant le pavé de ses sabots de mouton, ses souliers vernis. Ce qu'il craignait le plus au monde était d'attirer sur lui les mauvaises grâces de la foule. Il y a des gens qui, sans qu'on puisse dire pourquoi, ne plaisent pas à la foule. Et cela remonte loin pour Parnok qui est aussi un alter ego de Mandelstam physiquement : Ses camarades à l'école le taquinaient, l'appelant « brebis », « sabot verni », « timbre égyptien », et d'autres noms vexants.

Mais dans l'enfance il y avait pire encore et Mandelstam craindra toujours de devenir sourd : Les cache-oreilles causaient des bruissements dans la tête et rendaient sourd. Pour répondre à quelqu'un, il fallait d'abord défaire les attaches coupantes sous le menton. Il tournait sa lourde armure d'hiver comme un petit chevalier sourd et n'entendait pas sa propre voix. Pour un poète qui affirmera plus tard, dans La Quatrième Prose, qu'il est le seul en Russie qui travaille à la voix, on peut comprendre que cela ait été une terrible expérience : et un Beethoven ouaté de six ans, en gamache, et armé de surdité, était poussé dans l'escalier.

Les pages du chapitre V sur la musique sont peut-être parmi les plus belles, où l'on dirait que c'est l'oreille qui écrit après que l'œil s'est régalé d'une partition : Les portées ne caressent pas moins l'œil que la musique elle-même ne flatte l'oreille. Les noires sur leurs échelles montent et descendent comme des allumeurs de réverbères. Chaque mesure est une petite barque chargée de raisins secs et de muscats noirs. Mais, comme nous le dit Ralph Dutli, si Mandelstam regardait une partition c'est qu'il n'avait peut-être plus trop l'occasion d'écouter de la musique.

L'époque était plus faite de cris que de musique et dans Le Timbre égyptien, dans le feu d'artifice de cette prose écrite durant l'hiver 1927 c'est le désarroi qui domine : Que faire ? À qui se plaindre ? À quels séraphins confier une âme craintive, amoureuse des concerts et appartenant au paradis rouge framboise des contrebasses et des bourdons ? Un grand désarroi, mais qui s'accompagne aussi, et cela ne nous étonnera pas de la part de Mandelstam, d'une grande lucidité : Ce soir-là, Parnok ne rentra pas dîner… On lui avait rendu toutes les rues et les places de Pétersbourg en une paperasse d'épreuves encore humides ; il mettait en pages des avenues, brochait des jardins. Il approchait des ponts ouverts qui lui rappelaient que tout devait finir brusquement, que le vide, l'abîme sont de magnifiques articles, que la séparation sera et que des leviers mensongers gouvernent les masses et les années.

En 1927 Lénine est mort depuis trois ans et Trotsky est exclu du Parti, Staline est le seul maître à bord. L'Aurore aux doigts de rose a cassé ses crayons de couleur, écrit Mandelstam (la majuscule, ferait-elle référence au croiseur éponyme d'où fut tiré le signal de l'assaut du palais d'Hiver le soir du 25 octobre 1917 ?).

Cette édition reprend la traduction de Georges Limbour parue en 1930 dans la revue Commerce (dirigée par Paul Valéry, Léon-Paul Fargue, Valéry Larbaud) seulement deux ans après sa publication en URSS. Et nous dirons que là aussi, là encore, c'était peut-être une autre époque.

                                                                                                       Jacques Lèbre