Les Lettres françaises - Recension par René de Ceccatty

 Les Lettres françaises - Recension par René de Ceccatty
10 juin 2019

Récit d’un voyage entrepris et rédigé vers 1223 par un homme vieillissant récemment entré dans les ordres et ayant laissé sa mère sénile et mourante dans l’ancienne capitale (Kyôto) pour rejoindre la nouvelle (Kamakura), le Kaidô-ki fait sans aucun doute partie des grandes oeuvres classiques médiévales (aux côtés des célèbres nikki, journaux de cour, plus anciens de deux siècles). Celui-ci a une place à part du fait de ses très nombreuses références à la poésie chinoise et à la pensée bouddhiste, qui finissent par transformer la chronique en manuel de sagesse et de préparation à la mort. La traduction, abondamment annotée et commentée par différents spécialistes de la poétique japonaise et chinoise, de l’histoire du Moyen Âge – une histoire extraordinairement agitée entre des factions aristocratiques et des dynasties ennemies qui se disputaient le pouvoir au prix de combats sanglants – et de la pensée religieuse, donne une idée complète des enjeux de ce texte, qui est à la fois un document historique et géographique précieux et, en soi, un classique de la littérature sino-japonaise et du bouddhisme. La présence de nombreux waka (pentamètres de trente et une syllabes) souvent inspirés de poèmes chinois – en tout cas de sujets, lieux, personnages chinois en fait, comme souvent ces textes classiques, dits « prosimétriques », qui font alterner poèmes et prose – constitue une véritable anthologie de la poésie de cette période et de celles qui la précèdent. Comme le soulignent les traducteurs dans les postfaces successives, le Kaidô-ki, outre sa qualité proprement littéraire, présente l’intérêt de décrire la route mythique, fréquentée à travers les siècles par tant de poètes, de peintres, de guerriers et de marchands, entre les deux capitales (et plus tard à Kamakura succédera sa voisine Edo, qui deviendra Tôkyô), comme une sorte de figuration allusive, allégorique et parfois réaliste des étapes d’une ascèse, grâce à des références à d’autres lieux, indiens ou chinois, liés aux légendes du Bouddha incarné (Shaka) et des bodhisattvas. On lit donc ici un journal qui a plusieurs strates, plus ou moins explicites. Le fait que le voyageur soit culpabilisé d’avoir laissé sa mère seule à Kyôto augmente la tension de son récit et de ses lecteurs. C’est un procédé courant dans la littérature japonaise classique, où il est nécessaire d’ombrer la narration, les descriptions et donc la lecture d’un voile de mélancolie nostalgique (awaré) qui rappelle l’impermanence (mujô) de nos vies, leur fragilité, le caractère éphémère de nos attachements et sensations terrestres. À cela s’ajoute le parcours même de cette route qui a été le théâtre de combats militaires peu de temps auparavant. On est donc loin d’un émerveillement devant la simple beauté des sites : on est plutôt en présence d’une allégorie de l’ascèse. Les poèmes ne sont pas simplement descriptifs ou contemplatifs, mais invitent à la méditation. On serait tenté d’y voir une sorte de préfiguration du voyage romantique, du « Grand Tour » des Anglais de la fin du XVIIIe siècle en Italie, mais les circonstances politiques et les références religieuses donnent une autre tonalité à ces pages, sans pour autant en faire un récit de pèlerinage. Car l’objet du voyage n’a rien de religieux. La pensée eschatologique survient naturellement au cours du récit, mais n’est pas son objectif ni son inspiration première. L’auteur (ou les auteurs ?) est savant, ce qui fait de son livre une sorte de compendium de savoirs d’origines diverses (la géographie, la botanique, l’étymologie donnent lieu à des développements précis), qui ne sont pas seulement chinois ou religieux. On peut prendre, ainsi, l’exemple de la page admirable consacrée au Mont Fuji. « Le dieu qui y réside ne serait-il pas la “trace descendue” de Shaka, son “état originel” ? J’ai ouï conter la légende de ces femmes à la taille souple comme rameaux de saule, avatars d’Immortelles ; sur le mont édifié par quelque divinité, on voit aujourd’hui des pins se dresser. Au sommet se trouve une source qui, dit-on, jaillit comme font les eaux thermales. Jadis, sur ce mont venaient volontiers s’ébattre des Immortelles ? À son pied, du côté de l’est, s’élève ce qu’on appelle Nii-yama – le Nouveau-Mont. On raconte qu’en l’ère Enryaku [782-806], une divinité descendue du ciel l’édifia. Pour tout dire, il semble que le mont Fuji s’élance jusqu’à l’empyrée et soit étranger au monde des hommes. Quand je me tiens là et lève les yeux au plus haut, mon âme s’abîme en extase. » Après cette interprétation religieuse qui elle-même suc-cède à une description topographique précise et qui mêle les légendes, vient le célèbre mythe du coupeur de bambous, conte pivot du fantastique religieux japonais, qui a été réinterprété en de multiples versions littéraires à travers les siècles. Comme on le sait, la pensée religieuse japonaise est syncrétique, assimilant le bouddhisme d’origine sino-indienne et un panthéisme shintoïste, lui strictement autochtone. Ce syncrétisme continue à marquer l’esthétique du voyage dans la modernité : les lieux sont contemplés en référence à un sacré qui se réfère à des légendes bouddhistes, des lieux sanctifiés liés à la vie légendaire du Bouddha et au parcours initiatique de l’âme, mais aussi à des croyances locales et à l’histoire objective des hommes. Les poèmes concentrent ces différentes caractéristiques de la contem-plation « extatique » :

« La fumée du mont Fuji

que je suis venu contempler

s’est dissipée dans le ciel

mais dans les nuages flotte

l’image qu’elle a laissée »

De la même manière, chaque nouvelle étape est le prétexte d’une méditation sur des thèmes métaphysiques. Souvent une analyse étymologique des noms de lieux permet, à travers des jeux de mots, fondamentaux dans la poétique japonaise riche en homophonies, une digression qui transforme le voyage en lente ascension spirituelle. « Oui, la vie humaine est semblable aux feuilles mortes du jardin qu’emporte le vent. Le vent s’arrête-t-il de souffler, elles s’immobilisent. La mort, si l’on y songe, n’est que la halte du voyageur dans une auberge. Se sépare-t-on ici ? On renaîtra ailleurs ? Seuls ceux dont le regard est obscurci par les passions s’affligent de ne pas voir, seuls ceux dont le coeur demeure dans l’ignorance se plaignent de ne pas savoir. Que ceux qui regrettent de se séparer avant l’heure se promettent de se retrouver au pays du Bouddha ! » Bien entendu, c’est dans les lieux socialement consacrés à la vénération religieuse que l’auteur est le plus inspiré. Ainsi ce moment de prière dans le célèbre sanctuaire de Kamakura (qui existe encore et attire de très nombreux touristes et fidèles), Tsurugaoka Hachimangû. « Comme je demeure un peu de temps auprès de l’enceinte sacrée à entonner un sûtra, voici que le chant d’une prêtresse rejoint ce mystérieux enseignement qui veut que les dieux soient la Trace descendue des bouddhas ; la voix des moines qui lisent les sûtras nous dit les causes et conditions qui font que la foule des êtres réalise l’Éveil. Si, au-dessus des nuages, l’éclair serein de la lune – Nature de la Loi – s’affaiblit, dans le bosquet du sanctuaire cadet le vent qui manifeste la réponse du Bouddha aux êtres, lui, est toujours nouveau. » Ce mélange d’ingrédients (l’Éveil, la Loi, le sûtra, la trace des dieux, et la lune, les nuages, le vent, tous messagers d’une parole sacrée) est typique du syncrétisme japonais, qui incite à regarder tout paysage et a fortiori tout monument, tout jardin dessiné, comme une figuration d’une terre lointaine et sacrée. La lecture du monde est une lecture de soi, qui transforme le sentiment de désolation en aspiration à la pureté : « La neige en s’accumulant peut bien former une montagne, exposée au soleil printanier, elle fondra sans que rien n’en demeure. De l’or réduit en poussière pourra bien se mêler à la cendre, plongé dans l’eau et tamisé, il ne se perdra pas. De même la neige de nos péchés s’efface, le Bien, cet or pur, ne manquera pas de se révéler. » On sait que le tourisme à l’intérieur même du pays est une véritable institution au Japon, les voyageurs étant invités à traduire leur périple géographique en remontée dans le temps et en méditation personnelle. Ces « traces » que l’auteur du Kaidô-ki cherche et désigne dans ces lieux rendus sacrés par la tradition et par son regard érudit sont rappelées encore non seulement dans des dépliants touristiques, mais dans les romans. C’est une des raisons pour lesquelles la littérature du XXe et du XXIe siècle au Japon contient d’innombrables références à des légendes religieuses. Kenji Nakagami, Arata Tendô, Yoshikichi Furui, Taeko Kôno, Yûko Tsushima et avant eux, Kunio Yanagita, Kenji Miyazawa, sans parler de Junichirô Tani-zaki ou même de Yasunari Kawabata, nombreux sont les écrivains qui traversent et décrivent le Japon comme hanté par ces présences fantomatiques dont les sites naturels ou humains portent les traces. Il ne s’agit pas d’une vénération patrimoniale. Le paysage parle. 

René de Ceccatty