Poezibao - Une lampe dans la lumière aride d'André du Bouchet

 Poezibao - Une lampe dans la lumière aride d'André du Bouchet
19 mai 2011

Une lampe dans la lumière aride d'André du Bouchet

Livre passionnant. Après l’édition des Carnets établie par Michel Collot en 1990, puis les trois volumes publiés par du Bouchet lui-même chez Fata Morgana de 1994 à 2000, on aurait pu penser que cette part très riche de l’œuvre, disons les notes, était épuisée. Cette édition des carnets (1949-1955), établie par Clément Layet, montre à l’évidence qu’il n’en est rien, et c’est un vrai bonheur. Elle renouvelle notre saisie de l’œuvre, et plus particulièrement notre compréhension de l’élaboration de cette poésie. Globalement, on peut distinguer trois types de notes qui alternent dans les carnets : des réflexions d’ordre critique sur d’autres poètes, des réflexions de du Bouchet sur sa propre écriture, et, majoritairement, des éléments de poèmes que l’on peut difficilement qualifier de « brouillons » tant ils sont achevés et relèvent, autant par leur écriture que par leur thématique, de l’univers si particulier d’André du Bouchet. 

Durant ces années de formation, maturation serait peut-être un terme plus juste, on est frappé par l’activité de lecture et de critique du poète. Les éditions Le Bruit du temps publient par ailleurs, en parallèle aux carnets, un recueil des essais de du Bouchet sur la poésie durant la période 1949-1959. Dans les carnets, on trouve beaucoup de notes préparatoires ; elles témoignent d’une lecture où la réflexion critique est toujours en éveil mais ne cherche pas du tout à se construire, se bâtir, s’organiser. Pensées perçantes ou angles d’attaque qui seront repris, développés plus tard sous forme d’articles ou d’essais. On mesure aussi l’importance des poètes du XIX°, au premier rang desquels, deux phares, Hugo et Baudelaire. 
« Hugo : Aurore – ligne blanche du petit jour mitoyen / entre la nuit des sens et la connaissance // poète du peuple (par cette intention que si souvent il ne peut poétiquement soutenir : orateur ) / et poète des poètes, parce qu’esthétiquement il laisse à désirer – merveilleuse la vue, et par le désir inassouvi que soulèvent certains de ses vers qui sont les plus intenses de la langue française – et qui tout à coup flambent comme de purs diamants ramenés à la surface par tout ce battage verbal // (totalement dépourvu de sens critique – d’une intelligence merveilleuse, il n’arrive pas à situer son texte esthétiquement) » (p. 75). L’alliance de l’admiration et de la mesure, ou de l’ajustement, est remarquable. On pourrait citer aussi la longue note sur vue et vision (pp. 187-188), mais ce qui ressort surtout, c’est le goût pour une forme de grande santé hugolienne : « Hugo : rien qui m’encourage davantage » (p. 112).
Vis-à-vis de Baudelaire, on sent une fraternité profonde : du Bouchet retrouve dans cette œuvre des questions qui le hantent dans sa propre écriture, par exemple la tension entre le banal et l’étrange, entre le singulier et le commun. Toute la méditation sur La mort d’un curieux est étonnante de justesse : « en quoi se résout cette attente – cette attente qui suscite le poème et qui subsiste au poème / qui lui est antérieure et qui le suit // La poésie est ce rien – mais un rien qui annule le reste – qui nous engage entièrement sur cette scène vide // Là où la scène est vide – c’est le moment qui nous est commun – où notre existence est avérée – / de façon irrémédiable // Entretemps, le poème – mais si B(audelaire) attend encore, cela ne prouve-t-il pas que son poème n’a compté pour rien – mais rien, mais ce rien a été // la vie de B(audelaire)/ce rien a été l’essentiel » (pp. 321-322). Ce qui est émouvant dans ces notes, c’est que le lecteur lit à la vitesse de la pensée du poète, dans ses soubresauts, ses bifurcations, sa recherche. 
Autre « phare » dont on connaît l’importance pour du Bouchet : Reverdy. Une note indique la proximité des deux poètes : « Revu cet après-midi (23 mai 51) à la galerie Maeght – le poème de Reverdy – Liberté des mers– qui me brûle, m’étant personnellement adressé » (p. 82). Là encore, on remarque que ce que relève du Bouchet dans la poésie de Reverdy pourrait être tout aussi valable pour sa propre écriture. « caractère de l’œuvre de Reverdy – ouverture de chaque poème sur “l’Infini” – aucun ne peut le satisfaire – la course continue – un maillon de la course // cette œuvre sans précédent – unique : comme occupant toute la vie – la course / et occupation de toute la vie – » (p. 115). Mais, lucidement, la même année, du Bouchet note la nécessité de l’écart pour ne pas être aimanté par l’œuvre de son aîné : « Pour avancer, je dois lutter maintenant contre l’influence de Reverdy » (p. 109). Effectivement, certains projets de poèmes de cette période, Moteur de la nuit par exemple (p. 61), sont très reverdyens. Mais plus on avance dans les notes, plus on voit l’écriture de du Bouchet, sans rupture brutale, s’émanciper et acquérir sa pleine identité singulière. 
D’autres poètes sont évoqués : les notes sur Ponge en juin 49 sont remarquables, par exemple. Mais on peut trouver aussi, au détour d’un page, la présence de Corbière, Cros, Nazim Hikmet… 

Ces carnets n’ont rien à voir avec un journal ; on entre bien plus dans l’intimité d’une œuvre que dans celle d’une vie. Néanmoins, il est émouvant de voir évoqué le choc qu’a été pour le poète l’obligation de devoir prendre un travail salarié : « Ce travail de bureau n’a de justification, ma vie également, que si je parviens à tirer quelque chose de moi le soir. / Cette marge minime où pèse tout mon centre de gravité. / À côté. / Aujourd’hui – encore vomi en rentrant. Peu habitué au renversement de mon horaire. Au revoir matin. / Ce sera un renversement poétique. Il me fallait sans doute rien moins pour que mes mots changent. / De toute la journée : / Fendant les paroles / les arbres se ferment. / Elle n’a été que non-être / je l’ai laborieusement traversée sans mots. Elle a fondu. / Puis le sommeil s’est abattu sur moi en grésillant. / Petites flammes noires » (p. 84). D’où l’utopie évoquée, peut-être avec un sourire, de voir le poète considéré comme un travailleur social, et donc rétribué en conséquence, ce qui, après tout, ne serait que justice (cf. p. 83). Cette pesanteur de la besogne salariée explique aussi peut-être la proximité à l’époque avec le parti communiste. Sans que la réflexion politique soit développée comme un axe fort dans ces carnets, elle est bien présente et interdit de schématiser du Bouchet comme un poète hors histoire : « Je ne vois rien en dehors de la forme humaine // donc ce ciel rouge reflète // Séoul incendié // l’homme incendié en Corée / hommes qui n’êtes pas là. / Si l’aube flambe aujourd’hui comme elle n’a jamais flambé / c’est que des hommes s’acharnent à brûler / des hommes incendiés » (p. 95). 
Autre découverte, chez un poète que l’on présente parfois comme froid et refusant le sentiment : il y a dans ces carnets, notamment dans les années 1954-1955, un véritable lyrisme qui se développe de manière admirable parce que le sentiment amoureux vient se greffer, devient moteur d’une écriture qui est déjà mûre, solide, et capable du coup d’intégrer cette énergie sans se perdre, sans être emportée par le flux. On sent le mouvement du cœur, la passion, et pourtant l’écriture reste extrêmement contrôlée, alors même que ces carnets sont des écrits bruts à partir d’aimer, de la difficulté d’aimer, aussi. « notre disparition avait dégagé le ciel / nous étions seuls // oui, ce lent progrès /dans l’épaisseur / de l’air // c’est celui de l’amour réduit à rien // de l’amour dont subsiste ce feu voûté, ce feu éteint / qui rappelle la nuit / cette cendre – comme une main – / j’étais – avec la terre, au-dessous » (p. 305). Ou encore, parmi d’autres très belles pages : « mais notre amour qui a perdu sa forme / et son nom dans le vent – / comme un champ // notre amour – le vent // cet amour plat et transparent comme le vent. // je me suis retrouvé autre dans le jour différent /// amour – comme la terre – non moins démesuré » (p. 327). 

Cette note devient trop longue, mais il est difficile de trancher dans un matériau aussi riche. Je voudrais simplement souligner encore deux points : la profondeur de la réflexion du poète sur son travail et ses rouages internes, et puis la leçon d’exigence qu’il donne, magistrale, autant que celle de Reverdy. 
Pour le premier point, je ne citerai qu’un exemple parmi bien d’autres possibles : « mon plus grand désir est de me banaliser, à partir de cette impuissance – après avoir tenu compte de mon impuissance – de remonter cet immense courant / que mon ancienne impuissance colore et donne un reflet nouveau à tout ce que je pourrais dire de banal – mais que ce qui est banal, je le dise. / Car mes poèmes, c’est bien ce à quoi je suis devenu aveugle, encore plus qu’au monde réel. // des yeux qui ont perdu leur vertu après avoir servi – pour moi, du moins – // ils ne peuvent voir que par d’autres // la poésie : perdre sa personnalité » (p. 190). Et un peu plus loin, formule ramassée, entre défi et rage : « je voulais que mon poème s’écrive sans moi ». Lire ces carnets, c’est mesurer l’extrême tension intérieure qui a habité le poète : l’exigence vis-à-vis de soi. Reverdy écrivait déjà : « La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. » André du Bouchet, durant ces années, est bien sur cette ligne dure, sans concession avec lui-même ou son travail. C’est ainsi qu’il avance dans une démarche d’insatisfaction permanente, alors même qu’il est en train de fonder l’œuvre magistrale qui est la sienne. « Chaque fois que j’écris un poème, je me dis que ce n’est pas celui que je voulais écrire, que celui que je voulais écrire reste justement à faire. Sentiment à la fois désespérant – de passer toujours à côté du but – et rassurant. Il m’en reste au moins encore un à écrire. » (p. 100). « Et c’est chaque fois le dernier poème qu’on veut, qu’on doit écrire. » (p. 105). « L’idée insensée de perfectionnement qui me fait avancer chaque jour. » (p. 108) « satisfait de rien / et pas assez dégoûté pour tout brûler » (p. 147). « mes poèmes, c’est ce qui a réussi à ne pas être détruit » (p. 157). « être dans la vérité sans arrêt/c’est fatiguant, cela tue, /comme si le jour brûlait sans arrêt // ma fatigue / c’est quand je suis effrayé de continuer de suivre la poésie // je mords le roc » (p. 168). « J’écris toujours pour me rendre digne du poème qui n’est pas encore écrit. / Sans espoir. » (p. 194). « Je me mesure sans cesse à cette falaise que je ne connais pas – je ne m’effondre pas. » (p. 320). 

On aurait bien tort de considérer ce livre comme une annexe de l’œuvre, ou bien d’un simple intérêt génétique. C’est parce que les carnets sont périphériques, effectivement, qu’ils importent tant. Ils ouvrent sur le dehors et le dedans de l’œuvre, et donnent de vraies clés ou expériences directes de ce qu’est écrire. Après ce livre, on commence à se représenter ce que veut dire « écrire de la poésie ». C’est, dramatiquement et merveilleusement, tâcher d’allumer « une lampe dans la lumière aride ».

                                                                                                       Antoine Emaz