Libération - Cahier Livres - La fureur de vie de D.H. Lawrence

 Libération - Cahier Livres - La fureur de vie de D.H. Lawrence
09 mai 2013

La fureur de vie de D.H. Lawrence 

Treize nouvelles rares de l'auteur disparu en 1930

La femme et la famille frémissent dans l’éprouvette du professeur Lawrence. Le bec Bunsen la chauffe à mort et l’écrivain se jette dedans avec ses jugements et ses réflexes, sa colère et sa sensibilité, son chapeau et son costard, pour faire bouillir l’émotion « au point d’avoir à faire une remise en question vitale ». C’est la crevette épique des sens et du subconscient.

Jamais ce mécanisme de l’instinct au travail n’a été si vivant que dans le quatrième tome des nouvelles de l’auteur de L’Amant de Lady Chatterley. Elles ont été publiées entre 1924 et 1928. Certaines sont disponibles ici ou là, chez différents éditeurs. Leur qualité et leur cohérence exigeaient cette unité. Comme souvent, elles s’inspirent des femmes et des amis qu’il fréquente : certains le lui reprocheront violemment. Lawrence n’a aucun tact avec ses modèles. Son génie lave de toute compassion. Il a alors 40 ans. Tuberculeux, il voyage sans cesse, la mort aux trousses, plus furieux que jamais, du Mexique à l’Italie, de l’Amérique à l’Angleterre, de l’Allemagne à la France. Il meurt à Vence en 1930, après avoir écrit une dernière nouvelle, « Le coq échappé ». On la trouvera dans le cinquième et dernier volume de cette édition annotée. Elle s’appuie sur les manuscrits et les informations de l’édition de Cambridge. Les cendres de l’auteur sont au Nouveau-Mexique, où il vécut.

Ranch. Une excursion locale lui inspira l’un des sommets du volume : « La femme qui s’enfuit ». Une Américaine quitte soudain le ranch où elle vit avec un pionnier énergique et rabougri qu’elle n’aime pas. Premières phrases : « Elle avait cru que ce mariage, entre tous, serait une aventure. Non que l’homme en question eût exactement quelque chose de magique pour elle. C’était un petit homme maigre et difforme, de vingt ans son aîné, aux yeux marron et aux cheveux grisonnants, qui était venu tout gamin de Hollande en Amérique de nombreuses années auparavant et qui alors ne valait pas grand-chose. »

Les attaques des nouvelles sont toutes d’une vitalité folle, virginale comme des contes, morale comme des homélies, effrénée comme des chevaux lancés vers un lieu primaire et incertain. Ce lieu ouvre tantôt sur la vie, tantôt sur la mort. Les maris, eux, sont toujours minables, diminués, colins froids, parfois aussi monstrueux que le Mortsauf du Lys dans la vallée : des restrictions sauvages ou civilisées aux élans féminins.

La femme part à cheval dans la montagne, seule, sur un coup de tête. Elle rejoint des Indiens reculés qui finiront par la sacrifier au soleil, mieux que dans Tintin. Voici le chef de la tribu : « Sa peau était si parcheminée qu’on aurait dit un miroir de verre fumé, et les quelques poils blancs et bouclés qui jaillissaient au-dessus des lèvres et sur son menton paraissaient irréels. De longues boucles tombaient en cascade de part et d’autre de ses joues sombres et lisses. Et sous un léger nuage de sourcils blancs, les yeux noirs du vieux chef l’observaient comme depuis le lointain pays des morts, et semblaient surprendre quelque chose qu’ils n’auraient pas dû voir. »

Les treize textes publiés, au minimum très bons, ont comme une absence supérieure de contrôle. On sent vivre les corps et on entend circuler les voix des vivants comme s’ils étaient morts : remontant du plus profond des personnages, elles électrocutent le récit. Il n’est pas exagéré d’écrire que, outre «La femme qui s’enfuit», il y a quatre chefs-d’œuvre : « Jimmy et la femme désespérée », « Le crack à bascule », « L’homme qui aimait les îles », « La belle dame». On ne trouve pas les deux premiers dans d’autres éditions.

Corps. « Soleil » leur est inférieur, mais il annonce Lady Chatterley – il fut d’ailleurs censuré. Une femme quitte l’austère Amérique avec son fils, malade, pour la Sicile. Très vite, le soleil et la mer lui révèlent son corps : « Chaque jour, elle rendait visite au cyprès parmi les figuiers de Barbarie sur le petit tertre assiégé par les falaises jaunes en contrebas. Désormais plus avisée et plus fine, elle ne portait plus qu’un peignoir gris tourterelle et des sandales. Si bien qu’en un instant, dans la première niche, dissimulée dans la paroi, elle s’offrait nue au soleil. Et à peine se couvrait-elle qu’elle redevenait grise et invisible. » Un paysan avec son âne vient à passer. Il bande sous le pantalon. Contrairement à Lady Chatterley, Juliet n’ira pas vers cette ébauche muette du garde-chasse. La fin est trop démonstrative.

Dans « Le crack à bascule », un enfant joue et gagne en douce aux courses, parce que sa mère se plaint de son mari malchanceux. Dans la maison, le gosse maladif entend sans cesse une voix féminine qui répète  : « Il nous faut plus d’argent ! Il nous faut plus d’argent ! » La nuit, il enfourche en transe un cheval de bois et devine qui sera le vainqueur aux courses. Comme l’enfant du Roi des aulnes, il meurt dans l’obscurité magique d’un galop. Il n’y a que Lawrence pour enchanter comme ça, par le fouet, les passions réalistes qu’il décrit.

                                                                                          Philippe Lançon