Le Monde des Livres - Isaac Babel, le démystificateur

 Le Monde des Livres - Isaac Babel, le démystificateur
23 2011

Isaac Babel, le démystificateur

« Nous ressemblons à des mouches en septembre, tout dolents, comme si nous devions bientôt rendre l'âme. Nous sommes l'assemblée des chômeurs de Petrograd. »

Ou bien :

« Dans mon enfance, j'avais très envie de posséder un pigeonnier. Je n'ai jamais rien désiré aussi fort de toute ma vie. »

Ou bien :
« Je ne vais pas tirer de conclusions, je n'ai pas la tête à ça. »

Je pourrais, au lieu de raconter en quelques lignes rapides et vagues le destin terrible d'Isaac Babel, son univers rocambolesque, entre cosaques rouges et blancs, ghetto, auberges juives et champs de bataille, avec un nourrisson qui braille, un tas d'infirmières résignées, des matrones infatigables entourées d'innombrables vieillards, je pourrais recopier quelques-unes de ces premières phrases qui me coupent le souffle. Laisser place à l'éclat aveuglant de son style.

« Même un incendie qui brûle lumineux comme un dimanche ne se peut comparer au style de Babel », disait le grand théoricien Viktor Chklovski.

C'était un enfant juif d'Odessa, né en 1895, au coeur pétri par la langue de Flaubert, emporté par le souffle de la révolution russe et de la guerre civile, deuxième classe à lunettes dans la Cavalerie rouge, auteur célèbre des années 1920, protégé par Gorki, pétri de contradictions, idéaliste volontaire, juif malin et persécuté éternel.

« Le démon, ou l'ange de l'art, a pris possession du fils d'un petit courtier de rien du tout. Et j'obéis comme un esclave, comme une bête de somme, je lui ai vendu mon âme et je dois écrire de la façon la meilleure qui soit », disait-il.

Écrire la vie comme elle est. Et pour y arriver, l'alinéa est une chose magnifique.

Mais le maréchal Boudienny ne pardonna jamais à Isaac Babel d'avoir montré ses cosaques intrépides sous une lumière crue. Il le traita de bonne femme. Une femmelette à lunettes avec une langue de vipère et un goût glauque pour le linge sale. Au lieu d'encenser nos héros. De redonner le moral au peuple affamé. Et c'était vrai : Babel voyait le monde avec les yeux de ceux d'en bas, de celles qui n'en peuvent mais, de celles qui se font battre et violer, et se taisent, et en rient même parfois. À cause de sa grand-mère sans doute.

Arrêté, torturé par la Tchéka, et assassiné le 27 janvier 1940, il mourut en disant : ils ne m'ont pas laissé finir. Il y avait tellement de choses à raconter, il en avait tellement vu.

C'était un démystificateur. Beaucoup de gens ne pouvaient pas le regarder dans les yeux. On ne voit pas souvent une aussi franche curiosité dans les yeux d'un adulte, racontait son amie Nadiejda Mandelstam. C'était un homme coriace au sourire malicieux – qui voulait tout voir, qu'aucun savoir ne dégoûtait. Enclin au scepticisme – la fréquentation des pogroms dès le plus jeune âge y incite –, il croyait en réalité à la naïveté et à la bonté de l'âme humaine. Seul credo possible pour un écrivain.

Son principal procédé, écrit Viktor Chklovski, est de parler sur le même ton des étoiles au-dessus de nostêtes et de la chaude-pisse. Ce n'est pas un procédé. C'est une vision du monde. La chaude-pisse qu'il évoque est la syphilis. Isaac Babel est plus précis que Chklovski. Comme celle que Sachka et son beau-père Tarakanytch ont attrapée en couchant avec une vieille mendiante dans une nouvelle poignante intitulée « Sachka le Christ ».

« Fais pas de mal à ma mère, dit Sachka, t'es pourri. » Mais qu'y peut-il ?

Que peut un jeune homme face à son beau-père armé d'une hache ? La nouvelle, comme la plupart des histoires de Babel, fait six pages. Elle arrache le cœur.

Aucun fer ne peut pénétrer le coeur d'un homme d'une façon aussi précise qu'un point placé au bon endroit, tel est le credo d'Isaac Babel. Et pourtant, les armes blanches ne manquent pas ici, ni les fusils.

Il travaillait comme un forçat. « Des années de contact avec la peau humaine donnent au bois le plus grossier une teinte noble et semblable à l'ivoire. Il en va de même pour les mots. […] faut appliquer dessus une paume tiède et ils se transforment en un trésor vivant. » Ainsi se clôt la préface de Sophie Benech qui a traduit ces Œuvres complètes pour les éditions Le Bruit du temps.

C'est un travail magnifique.

Le livre, 1 300 pages minutieusement présentées, dans un moment où l'on parle exclusivement de liseuses et de tablettes – je n'ai rien contre, je le précise – a un charme magique. On est heureux, me disait une amie, de le sentir comme une présence chaude à côté de soi.

À cause de sa beauté. Ou des yeux ironiques et doux d'Isaac Babel sur la couverture, qui regarde ailleurs, calmement, quelque chose de mystérieux.

Comme il l'écrit à la fin de « Mes premiers honoraires » :

« J'ai vu pour la première fois les choses qui m'entouraient comme elles étaient en réalité : apaisées et d'une beauté ineffable. »

                                                                                                   Geneviève Brisac