La Liberté - Mermod, éditeur à coeur joie, par Thierry Raboud

 La Liberté - Mermod, éditeur à coeur joie, par Thierry Raboud
02 2017

[…] Rarement l’histoire littéraire romande aura paru si savoureuse, si lumineusement incarnée. Après avoir été libraire, nègre, attaché de presse et correcteur, le Français Amaury Nauroy impressionne en portraitiste. Son premier livre, Rondes de nuit, noue la gerbe d’une quinzaine de récits qui, farcis d’anecdotes, de témoignages et de documents, convoquent les acteurs des plus belles heures de l’édition en Suisse romande. Quelle vie dans ces pages où le jeune auteur, suivant le conseil avisé du libraire lausannois Roger-Jean Ségalat, parvient à ce point d’équilibre «entre l’archive et le ragot», entre l’objectivité des faits et la «grande mythomanie des témoins »!

L’ouvrage ouvre sur une rencontre fugace avec le poète Philippe Jaccottet, lequel regrette que la capitale vaudoise n’ait offert aucune rue à la mémoire de celui qui fut son premier éditeur, Henry-Louis Mermod. Un nom inconnu des Lausannois interrogés sur le pavé, pourtant centre de gravité d’une incomparable constellation d’artistes, écrivains et poètes au mitan du siècle passé. Une communauté dont Nauroy se plaît à restituer le pouls, plaçant ce «Gaston Gallimard helvétique» au coeur battant de son ouvrage. A vrai dire une enquête sur les traces de Mermod, ce « drôle de type » né avec une cuiller en argent dans la bouche et une extravagance chevillée au corps. Les contemporains défilent pour dire cet « être résolument de prime saut, une espèce d’âme à ressorts », lettré fortuné qui aimait marcher pieds nus et se goinfrer de caracs, que Picasso avait affublé du gai sobriquet de «pinsonnet» et dont la villa bien nommée Fantaisie, juchée sur un surplomb lausannois, a vu défiler Rilke, Eluard, Cocteau, Camus, Gide ou encore Zweig. Et si ce mondain malicieux se fit éditeur, c’est par admiration pour Ramuz, dont il publie en 1927 La Beauté sur la terre avant de s’attacher à défendre son oeuvre complet. Tant d’autres poètes furent encore accueillis par ce mécène instinctif à l’enseigne élégante de ses éditions. Un Charles-Albert Cingria alors méconnu dont il publiera les Pendeloques alpestres ou le Seize juillet. Un Gustave Rond dont il fera paraître les Feuillets avant de le faire secrétaire de l’éphémère revue Aujourd’hui, dirigée par Ramuz. Puis encore Pierre-Louis Matthey ou le jeune Maurice Chappaz. Autant de personnages que l’on voit entrer et sortir dans ces pages mouvementées où s’esquisse une biographie. L’auteur, fort bien documenté, produit des extraits de lettres et d’entretiens pour tisser sa prose où palpite l’esprit d’une époque. Epiques engueulades, inimitiés éruptives et indéfectibles amitiés rythment cette période effervescente, des années 1930 à l’après-guerre, où l’on suit Mermod et Jaccottet en visite chez Thomas Mann, où l’on voit naître la Guilde du livre – dont les expéditions étaient assurées, assure Ramuz, par de «charmantes Siciliennes aux bras musclés par la cueillette des citrons » – et où naissent tant devocations dont la littérature saura se souvenir.

L’indiscutable attrait de cet ouvrage réside dans l’entrelacs du document et du reportage. Nauroy arpente les paysages changeants de Suisse romande pour en ressusciter les figures absentes, pénètre dans le «vrai faux musée grotesque» qu’est aujourd’hui le bureau de Ramuz à Pully, rend visite à la «vieille tortue précautionneuse» Jacques Chessex et s’adosse avec lui au bois de l’ancienne ferme de Roud à Carouge, prend le goûter chez les Jaccottet à Grignan, ce village peuplé de «hippies, zens et taoïstes déboussolés»… Et la littérature d’apparaître en joyeuses incarnations. S’éloignant progressivement de Mermod pour donner à voir les artistes qui ont grandi dans son sillage, l’auteur achève ses Rondes de nuit comme l’on refermerait le tombeau d’une époque: «Un monde que j’ai touché du doigt est en train de sombrer. Bientôt je serai l’un des rares à en porter le souvenir; à chercher à en tirer leçon.» Il y parvient excellemment, comme Bertil Galland l’avait fait pour l’autre moitié du siècle dans Une aventure appelée littérature romande, mais avec cet indéniable surplus de style et de singularité qui ne trompe pas : indispensable pour qui s’intéresse à l’histoire de nos lettres, cet ouvrage est aussi un roman d’éducation où l’on assiste à la naissance d’un remarquable écrivain.

par Thierry Raboud