La Liberté - Inde-Angleterre, le couple impossible

 La Liberté - Inde-Angleterre, le couple impossible
28 2013

Inde-Angleterre, le couple impossible 

E.M. Forster. Une belle réédition permet de redécouvrir le roman phare du Britannique. Une plongée dans les mystères du sous-continent entre parcours initiatique et choc des orgueils.

Une part précieuse du plaisir de la littérature tient dans le retour aux classiques. Soit par le biais de la relecture d'un livre apprécié autrefois que l'on redécouvre sous un autre jour, permettant de retrouver les sensations anciennes tout en en goûtant d'autres, alors insoupçonnées. Soit par la découverte d'un texte que l'on s'était promis de lire, sans se décider à y aller, et qui soudain s'impose comme une évidence, une vraie révélation.

La Route des Indes (A Passage to India, 1924) d'Edward Morgan Forster fait partie de ces livres qui à la fois imprègnent et ravissent l'imaginaire. Dernier roman de celui qui, avec Bertrand Russel, Lytton Strachey ou Leonard Woolf, fit partie du cercle rebelle et pacifiste des Apôtres, devenu plus tard le « groupe de Bloomsbury », ce texte est aussi le plus complexe de l'auteur. L'histoire d'un défi. Ou comment un intellectuel libéral et anticonformiste, formé à Cambridge, tente de rendre compte de sa fascination pour l'Inde et de la confrontation de deux univers diamétralement différents. L'Inde anglaise, imbue d'elle-même, face à l'Inde hindoue, musulmane, déconcertante, insaisissable, où couvent les ferments de la révolte.

D'emblée l'incipit du roman électrise le lecteur en l'immergeant dans l'atmosphère d'une ville indienne imaginaire, Chandrapore, au bord du Gange. Des venelles encombrées d'immondices, des temples banals, des bazards bouchant la vue du fleuve. Quelques belles maisons, datant du XVIIIe siècle, l'époque florissante de la ville. Pour le reste, c'est un morne alignement de baraques, de rues sales traversées de gens à la peau sombre ou grise, comme pétrie « de boue mouvante ». Sur les hauteurs se déploie le quartier européen comme une petite cage dorée avec ses bungalows et son club de briques rouges.

C'est dans ce décor que débarquent Mrs. Moore et Miss Adela Quested. La première, une vieille dame douce et bienveillante, pense marier la seconde, une Anglaise vive et curieuse, à son fils, magistrat à Chandrapore. Les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu et l'appétit de découverte des deux femmes, qui veulent voir la vraie Inde, révèle vite la suffisance et les préjugés de la petite colonie locale.

Injuste accusation

À partir de cette trame, Forster déroule une fiction subtile et haletante dont la réussite est de juxtaposer deux mondes aussi différents qu'antagonistes. Avant d'aller lui-même en Inde comme touriste en 1912, puis comme secrétaire d'un maharadjah en 1921, l'écrivain avait déjà tout un bagage de connaissances. Au contact de l'un de ses étudiants indiens de Cambridge, la perle de l'empire avait commencé à faire miroiter à l'intellectuel anglais ses premiers sortilèges. D'où l'extrême finesse des descriptions, à la fois des lieux et des personnages, qui feront le tissu même de l'œuvre.

Dans le roman, un jeune médecin veuf de la communauté musulmane; le Dr Aziz, incarne toute la fierté et les aspirations indiennes à l'indépendance. L'intelligence du romancier est d'avoir su mettre cette dialectique en mouvement au fil d'une narration prenante.

Aziz, très ironique à l'égard de l'arrogance de l'élite coloniale, s'offre néanmoins, flanqué de son ami hindou Godbole, à guider les deux Anglaises dans leur désir d'aller à la découverte de l'âme indienne. La visite des grottes voisines de Marabar, qui doit en être le symbole, est entachée d'un incident au terme duquel le docteur se voit accuser de viol à l'encontre d'Adela. Une accusation injuste, suivie d'un procès qui transforme ce faits divers en miroir de toutes les tensions sur place entre les dominants et les dominés. Cœur et nerf de l'intrigue, l'affaire révèle chacun à sa vérité.

Le roman fonctionne alors comme un jeu de contrastes où à la morgue des uns répond le sens du raffinement et de la civilisation des autres.

Un roman prémonitoire

Les séquences s'enchaînent en une suite très rythmée qui montre l'univers factice des colons, figés dans leurs habitudes et leurs privilèges. Le monde des Indiens dévoile ses complexités, ses rites, sa sensualité troublante, mais aussi ses divisions, le poids des castes et des traditions, comme celle des mariages arrangés. Cependant que l'épisode des grottes, lourd de menaces et chargé de connotations sexuelles, constitue l'apothéose d'une tension savamment distillée par l'auteur. Sans oublier le dialogue prémonitoire qui, à la fin de ce livre publié en 1924, annonce que l'Inde, suite à la prochaine guerre en Europe, acquerra son indépendance !

                                                                                      Alain Favarger