La Croix - Les vers fulgurants des catacombes

 La Croix - Les vers fulgurants des catacombes
30 octobre 2013

Les vers fulgurants des catacombes 

Nadejda Mandelstam, au lendemain de la mort d’Anna Akhmatova en 1966, récapitulait leur amitié sous le signe de la poésie.Un inédit splendide, remonté de l’abîme soviétique. 

C’était une époque de fer en un siècle de loups : l’URSS de Staline, « fourmilière humaine chamboulée », où règnent « la peur et son dérivé – un abject sentiment de honte et de totale impuissance ». Voilà ce que donne à ressentir Nadejda Mandelstam (1899-1980), au long d’un récit lugubre et lumineux.

Elle était la veuve d’Ossip Mandelstam, né en 1891, liquidé en 1938, dont elle avait sauvé l’œuvre poétique en l’apprenant par cœur. Elle était l’amie de la grande survivante des lettres à la lyre perçue telle une crécelle de lépreux par les autorités moscoutaires : Anna Akhmatova (1889-1966), que le futur prix Nobel Joseph Brodsky devait ainsi chanter : « Et salut à tes cendres/Dormant en terre natale, là où par ton bienfait/Fut doté de parole un monde sourd-muet. »

Vive intelligence, Nadejda Mandelstam supportait mal sa condition de simple émanation. Elle n’était que le tronçon d’Ossip Mandelstam (O.M.) aux yeux d’Anna Akhmatova (A.A.), qui ne regardait la veuve qu’en vue de percevoir le spectre du poète disparu. Plus tard, Nadejda Mandelstam reconsidéra les choses sur un ton parfois venimeux à l’égard d'Anna Akhmatova, dans ses souvenirs : Contre tout espoir (Gallimard).

D’où l’importance de Sur Anna Akhmatova, texte écrit dans la vive bonté reconnaissante, au lendemain du trépas de l’amie, avant que les rancœurs de la vie ne suscitent quelques règlements de comptes. C’est en 2006 seulement que ce récit premier, dont demeurait un unique tapuscrit, fut publié à Moscou. Le voici en français grâce à une maison d’édition qui tire son nom du livre magistral d’Ossip Mandelstam, Le Bruit du temps(1925).

Sa veuve, en 1966, procède à son tour par fragments, retrouvant la palpitation des heures révolues, alors que le cœur d’Anna Akhmatova vient de cesser de battre. Certaines notations témoignent de l’inaltérable humour propre à l’intelligentsia russe : « O.M. et A.A. lisaient les poètes de façon différente : lui recherchait ce qui était réussi et elle ce qui était raté. »  

Mais l’essentiel évoque la faim, les camps, la raréfaction des amis, une précarité à rendre fou, les logements introuvables, les œuvres à sauver, les âmes en perdition. Certaines descriptions atteignent des sommets, comme ces femmes liées aux ennemis du peuple (les koulaks, propriétaires terriens traqués), qui s’échappent lentement, dignement, comme des apparitions, d’un abri de fortune que détruit avec rage un kolkhozien de service.

Il y a des pages fines et puissantes sur « la divination de l’homme » doté de tous les moyens sanglants pour imposer ses folies prométhéennes, en une griserie orgiaque du pouvoir décrite avec une lucidité désespérée. Il y a des notations d’une incroyable acuité sur ce que les femmes eurent à subir en tant que femmes.

Il y a une plongée magnifique dans l’œuvre de ces deux Titans de l’intégrité d’un Verbe qu’il leur appartint de préserver, avec d’autres poètes souvent cités comme Marina Tsvetaeva ou Vladimir Maïakovski, deux suicidés de la société idéale.

Ce livre restitue la force ensorcelante des mots face au pire : un tel souffle sur tant de souffrances ; tant de beauté sur de tels fumiers. Un flocon de neige mâché ou qui fond sur une main, la vie de couple qui devient « une solitude à deux », cette soudaine splendeur des haillons, la poussière et les miroirs, « un minuit bleuté », les dansantes amours boiteuses, le sourire des morts et la paix du tombeau, ce qui sans cesse gronde…

                                                                                           Antoine Perraud