ActuaLitté - « Sur Anna Akhmatova » : récit-portrait d’une femme poète sous l’époque stalinienne

 ActuaLitté - « Sur Anna Akhmatova » : récit-portrait d’une femme poète sous l’époque stalinienne
07 janvier 2014

« Sur Anna Akhmatova » : récit-portrait d’une femme poète sous l’époque stalinienne

« J’ai remarqué que, plus quelqu’un a une forte personnalité, plus il s’ouvre facilement, plus ses relations avec les autres sont profondes, et même à un tel point que la barrière devient parfois transparente. J’ai constaté cela aussi bien chez A.A. que chez O.M. Mais les autres, eux, veulent toujours se montrer meilleurs qu’ils ne sont et, du coup, ils dissimulent leur âme. Pour m’avouer cela, il m’a fallu trente années de réflexions nocturnes et d’amère solitude, et il m’a fallu perdre à tout jamais A.A. — une colombe et une prédatrice, l’amie la plus jalouse et la plus partiale de toutes celles que j’ai connues. »

Ce livre, on le pensait perdu, détruit par son auteur, mais une copie subsistait, retrouvée il y a quelques années. Si le texte a été publié, grâce aux belles éditions Le Bruit du temps, c’est parce que l’écriture très concrète, très physique de Nadejda Mandelstam dit beaucoup sur le temps et les individus. Elle rend ces grands poètes russes vivants, elle ne parle plus d’icônes, mais de personnes. Elle se transforme en un simple œil jeté sur ces monuments littéraires — elle parlera plus particulièrement de son mari poète, Ossip, et d’Anna Akhmatova — elle les rend tout à fait ordinaires, et c’est en les rendant humains que nous avons encore plus envie d’aller vers leurs œuvres.

Nadejda Mandelstam, Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam, comme Pasternak, Marina Tsvetaeva, sont ces grands écrivains du XXe siècle, qui ont tous connu des destins emblématiques de l’intelligentsia russe : morts dans les camps, émigrés, suicidés, tous plus ou moins interdits de publication pendant plusieurs années. Nadejda Mandelstam décida d’ailleurs d’apprendre tous les vers de son mari Ossip, parce que l’État soviétique s’employait à les faire disparaître. Elle les récitait régulièrement pour ne pas les oublier. Anna Akhmatova fut très violemment persécutée. Elle vécut avec le sentiment du malheur agrafé à la peau, un pressentiment très fort que le mal était inéluctable, ce qui crée inévitablement un rapport au souvenir et à la mémoire très particulier.

« De tout ce que nous avons connu, le plus fondamental et le plus fort, c’est la peur et son dérivé — un abject sentiment de honte et de totale impuissance. »

« N’est-il pas temps de se demander pourquoi le XIXe siècle humaniste, le siècle d’or de l’humanité avec son culte de la liberté et de l’homme, a donné le XXe siècle avec ses morts massives, ses guerres, ses camps, ses chambres de tortures et autres horreurs que nous connaissons tous, mais dont nous n’avons pas encore pris conscience ? Ceux qui étaient hier les champions de la liberté et les défenseurs de l’homme se sont avérés être des bourreaux exemplaires, ceux qui prêchaient la raison ont propagé des idées qui ont hypnotisé des millions d’hommes et détruit la culture. Qu’est-ce donc que cette fameuse liberté, n’est-ce pas elle qui nous a conduits jusque-là ? »

Ce sont toutes des personnes qui ont été confrontées au Mal, dans sa définition philosophique, et qui puisent dans la poésie pour lutter au quotidien. Nadejda Mandelstam a eu, quant à elle, cette force de dire : à partir d’un moment, j’ai vécu la peur, et je n’aurai plus peur. La narratrice, que son angoisse fige, se dit juste animée du désir d’apprendre, de retenir, d’écrire, et ainsi de survivre, vérifiant que l’écriture, toujours, puise dans nos abîmes. Mais qu’on n’aille pas croire que son récit est un chant de douleur. On n’aime pas la douleur, on n’aime pas la maladie, disait Marina Tsvetaeva, mais une fois guéri, on bénit la blessure qui nous a fait homme et on essaie d’en restituer, à vif, la trace.

C’est le projet, me semble-t-il, de ce livre de souvenirs de Nadejda Mandelstam. Elle y note des moments en compagnie de sa chère Anna Akhmatova, mais aussi des réflexions sur ce que sont la liberté, la peur, la loyauté, l’amour. Nadejda Mandelstam est directe : il n’y pas sur terre de femme aussi exclusive que A.A.

« Ce n’est pas un hasard si je considère l’absence de jalousie comme l’un de mes défauts féminins. Ce sont les hommes qui ont discrédité la jalousie féminine parce que cela les arrangeait. Il y a dans la jalousie le germe de la tragédie. Ce sont les mous et les indifférents qui ne sont pas jaloux. “Une ombre aveugle” ne connaît pas la jalousie. Les femmes de grande classe sont toujours jalouses. […] La jalousie et l’intransigeance sont sœurs jumelles. Ce sont des sentiments de forts, et non de faibles. Nicolai Ivanovitch disait, lui aussi, que ses opinions étaient gouvernées par des partis pris. Seule l’indifférence est un défaut. Gloire aux partis pris ! »

Anna Akhmatova apparaît alors comme une très grande dame, un personnage très fantasque. Ossip Mandelstam et Anna Akhmatova étaient amis depuis longtemps, s’étaient connus jeunes, ils avaient des manières très proches de considérer la poésie, proches d’un point de vue artistique et aussi d’un point de vue humain. Ils ont toujours été liés, et sont restés des personnalités intègres.

« Comment se fait-il que trois têtes en l’air pleines de courants d’air qui n’en faisaient qu’à leur guise, trois personnes incroyablement écervelées — A.A., O.M. et moi —  aient pu préserver, sauvegarder et conserver toute notre vie cette triple union, cette amitié indestructible ? Nous étions tous tentés par autre chose — faire la roue, trouver une flûte pour charmer les rats, “danser devant l’Arche sainte…”, nous nous faisions enrager les uns les autres, nous nous efforcions de nous remettre mutuellement les idées en place, mais notre amitié et notre union étaient inébranlables. Nous nous tenions les uns à côté des autres. Pour préserver cette amitié, il fallait de la constance et de la volonté. Comment avons-nous fait pour surmonter les crises, inévitables aussi bien en amour qu’en amitié ? Nous avions compris quelque chose dès le début, pas grand-chose, bien sûr, mais cela a suffi pour cimenter notre lien. »

Après la mort d’Ossip, ce lien a perduré avec Nadejda, elle était selon A.A. « tout ce qui nous reste d’Ossip ». Nadejda Mandelstam plonge dans l’eau froide les mots du regret et des souvenirs, refusant de céder aux sentiments apitoyés auxquels les hommes se sentent, en pareil cas, contraints. Loin de sombrer dans la nostalgie — le regret n’est pas son fort — ou de lécher ses plaies, elle reste forte, et tire de ces épreuves des moments tendres, qu’elle parvient à rendre actuels, ou plutôt, éternels. Son souvenir n’est pas cette eau stagnante où le poète contemple son chagrin, mais une douleur dénouée, tonique, une douleur qui force les portes, change la nuit en jour, réactive l’esprit, et bouscule l’écriture.

On peut traverser des épreuves noires sans céder un instant aux passions mortifères et, si elles ne nous tuent pas, en dégager des forces ; c’est de ce processus, je crois, élaboré dans le vif de sa vie, que nous parle Nadejda Mandelstam, avec des mots brillants qui réaniment.

« Un être humain n’est pas un modèle de perfection, ce n’est pas une marionnette ni un automate. Qui n’a jamais mis une pagaille épouvantable dans son existence incohérente ? Peut-être ces erreurs sont-elles ce qui donne à notre vie notre chaleur et son côté humain ? Ce sont nos seigneurs et maîtres qui se canonisent mutuellement de leur vivant, mais nous, nous ne sommes pas des portraits, nous sommes des êtres humains. »

À la fin de cette lecture, on aimerait poser cette question : l’existence doit-elle dérailler pour que la pensée s’anime ? En pénétrant, comme nous venons de le faire, dans ces vies fantasques et emblématiques, il devient évident de répondre oui. Oui, la pensée a besoin qu’on la force à penser (Deleuze écrivait cela), et le geste d’écrire, besoin d’un socle, un support tangible, pour se cogner parfois, mais pour mieux s’engouffrer dans la faille, également pour s’abîmer, mais se rendre beau, opérer la conversion des cœurs, transformer chimiquement la tristesse en infinie douceur.

                                                                                        Virginie Troussier